1. Quelle réalité derrière l’hypothèse polyphonique ?
Louis de Saussure
Universités de Neuchâtel et Genève
Louis.deSaussure@unine.ch
(2007) « Quelle réalité derrière l’hypothèse polyphonique ? » in Begioni L. & Muller C. (éds),
Mélanges André Rousseau, Lille, Presses du CEGES, 335-350.
1. Les conjectures polyphoniques de Ducrot et de Bakhtine
Pour évoquer le moment où Ducrot a prononcé la mort du sujet parlant unique, la
formule habituelle, pour les pragmaticiens, consiste à dire qu’il a « dénoncé le mythe de
l’unicité du sujet parlant ». Cet usage de mythe, qui présuppose la croyance irrationnelle et
fascinée en un objet chimérique, n’est pas sans rappeler celui de naïveté, aux accents
proches, utilisé par Saussure à propos de l’approche logique, consacrée par Port-Royal, qui
associait les expressions lexicales aux objets de la pensée, des « choses ».
Quelque élégantes et cinglantes que ces formules puissent avoir été – et preuve en est
la facilité avec laquelle de tels modes argumentatifs sont reproduits dans le domaine des
sciences du langage –, il n’en reste pas moins qu’elles ont aussi leur part de lapidaire sinon
d’incantatoire. A y regarder de plus près, les deux que je cite prennent pour cible le sens
commun, qui veut que les expressions du lexique représentent des objets extra-
linguistiques (comme une nomenclature), et que, quand je parle, je suis bien moi seul avec
mon cerveau personnel et mes cordes vocales, et non l’involontaire teatrum mundi sur la
scène duquel de multiples orateurs, réels ou fantasmés, surgissent et s’affrontent.
Il y a une conséquence importante – et inévitable – au système saussurien, souvent
omise par les commentateurs : si le signifié est une partie du signe, que le signe est
l’élément atomique de la langue, il s’ensuit que le signifié est un objet linguistique. Si par
ailleurs le signifié équivaut à un objet de pensée conceptuelle, c’est donc que la pensée
conceptuelle fait partie de la langue. Il ressort de ce fait une radicalisation, surtout réalisée
par des successeurs de Saussure, de l’observation selon laquelle la pensée est une masse
amorphe à laquelle la langue donne une structure. C’est cette filiation qui sera défendue
par Ducrot et Anscombre sous l’idée de l’argumentation dans la langue d’où est issue
aujourd’hui la théorie des blocs sémantiques proposée par Ducrot et Carel. Cette théorie
associe à des lexèmes des schémas argumentatifs en donc et en pourtant. Un exemple, si
besoin était, fera comprendre en quoi l’approche ducrotienne est internaliste et non
externaliste, celui du mot porte. Pour Ducrot et Carel (Ducrot sous presse), la sémantique
du mot porte consiste en une « argumentation interne » du type séparation pourtant
communication. Ceci, pour le dire dans des termes qui me sont plus familiers,
conventionnaliserait l’implicature qu’une porte dont on parle est ouverte plutôt que fermée.
C’est illustré par cette très élégante observation : (1) est naturel mais (2) est bizarre :
(1) Il y a une porte, mais elle est fermée.
(2) ? Il y a une porte, mais elle est ouverte.
2. Pourtant, jusqu’ici, rien n’empêcherait une position externaliste, qui attribuerait la
différence entre (1) et (2) à une simple question de connaissance encyclopédique et de
pertinence : quel effet pourrait-il y avoir à mentionner dans le discours, en contexte neutre,
l’existence d’une porte, si ce n’est pour évoquer l’ouverture qu’elle permet ? D’ailleurs,
des contextes d’acceptabilité de (2) sont faciles à imaginer. Par exemple : il y a d’autres
portes, fermées, et la porte dont on parle maintenant est ouverte, contre toute attente. Or si
de tels contextes sont imaginables sans qu’il faille conclure à un usage non-littéral de
porte, alors le caractère « argumentatif » qui veut qu’une porte soit plutôt ouverte que
fermée ne peut être un caractère sémantique, mais une simple contingence pragmatique
liée aux connaissances du monde.
Quoi qu’il en soit, au-delà de la finesse de l’observation de Ducrot, on peut faire
deux hypothèses : l’une internaliste, qui veut que notre capacité à tirer des inférences soit
déterminée par la sémantique lexicale, et l’autre, externaliste, qui veut qu’elle soit une
propriété de l’esprit, qui se reflète, évidemment, dans l’usage que nous faisons du langage.
La même discussion peut avoir lieu au sujet de la mort du sujet parlant unique. Cette
non-unicité du sujet parlant est une position contraire au sens commun, et en ceci, elle est
séduisante. Chez Ducrot, elle se fonde sur une série d’observations linguistiques d’une
grande finesse, qui peuvent laisser penser que l’énoncé n’est pas le fruit d’un seul locuteur
mais de plusieurs instances énonciatives simultanément à l’œuvre dans l’énonciation. Chez
Bakhtine, la pluralité des instances locutrices a d’autres origines (anthropologiques et
idéologiques) et est plus radicale que chez Ducrot. Leurs idées convergent vers le caractère
polyphonique de l’énonciation : c’est ce qu’on peut appeler la « conjecture » de Ducrot et
de Bakhtine1. Ce que cette conjecture propose, c’est d’abandonner l’unicité du locuteur
pour la polyphonie énonciative : l’énoncé ne serait pas le fruit d’une volonté individuelle
pure mais la conjonction plurielle de « voix » venues d’autres discours ou énonciateurs
imaginaires ou existants. Chez Bakhtine, cette conjecture a pour conséquence le primat
causal du social sur l’individuel ; chez Ducrot, c’est plutôt du primat de l’illocutoire sur le
descriptif qu’il s’agit, à cause de l’inscription de l’argumentatif – donc de la dispute entre
énonciateurs contradictoires – dans la langue elle-même. On parle beaucoup aujourd’hui de
cognition collective ou, de manière plus acceptable, située. Pour autant, il ne faut pas
perdre l’ordre des priorités : rien de social ou de collectif n’est irréductible à la cognition
individuelle. Qui plus est, la cognition est l’exercice des facultés du cerveau, et cet
exercice ne peut pas être collectif, à moins d’imaginer un cerveau collectif. Si nous nous
livrons quotidiennement à des opérations réalisées conjointement avec nos partenaires,
c’est parce que nos individualités peuvent échanger des informations et donc produire, par
cet échange, de nouveaux résultats, de nouvelles idées.
Je ne perds pas de vue l’enjeu de l’unicité du sujet parlant. Si on a parlé de l’unicité
du sujet parlant comme relevant d’un mythe, c’est qu’il y avait tout de même de bonnes
raisons linguistiques, essentiellement concentrées autour de la négation, de l’ironie et du
discours rapporté, pour envisager le rôle du collectif comme inscrit dans la langue elle-
même. Pour autant, l’anthropologie de l’altérité proposée par ces deux auteurs, représente
un coût scientifique important, car elle empêche précisément la réduction du collectif à
l’individuel. Or rien n’empêche de traiter les exemples problématiques, notamment en ce
qui concerne la négation polémique et l’ironie, sans recours à la conjecture polyphonique.
1
Je m’aperçois que dans sa contribution de 2002 aux mélanges Ducrot, François Récanati a déjà
utilisé le terme de conjecture de Ducrot ; il parle de l’idée de Ducrot que les actes de langage se sont
diachroniquement conventionnalisés. Je parle ici de tout autre chose sous ce terme, et je prie le lecteur
d’excuser l’emploi d’une étiquette à laquelle il était peut-être déjà habitué pour autre chose.
3. Si la conjecture polyphonique est coûteuse, elle est aussi fragile, d’une part parce
qu’elle imagine des êtres abstraits et imaginaires qui prennent la parole, et d’autre part –
peut-être surtout – parce qu’elle mélange deux problématiques bien distinctes : celle de
l’engagement du locuteur (ou d’une autre subjectivité) sur les contenus (qui parle, qui
pense, qui assume les propositions ?) explicites et implicites, et la question, toute autre, des
déterminations sociales de l’activité langagière. Observons maintenant le type de
traitement qu’on peut proposer pour résoudre sans polyphonie les deux grands problèmes
posés par Ducrot, celui de la négation polémique, à laquelle on consacrera la part la plus
importante de la discussion qui suit, et celui de l’ironie.
2. Négation polémique et pertinence
En 1978, Sperber et Wilson suggèrent que l’ironie n’est pas un trope antiphrastique,
c’est-à-dire un fait stylistique qui permet d’énoncer une proposition pour communiquer son
contraire, mais un fait de mention : le locuteur représente une pensée attribuable à autrui,
ou, pour utiliser des termes de grammairiens, une pensée allocentrique : distincte du
locuteur au moment de la parole. Ainsi, Beau temps pour un pique-nique ! prononcé alors
qu’il est mutuellement manifeste qu’il pleut des cordes, est une représentation de la pensée
de celui qui proposait le pique-nique, que cet être soit physiquement un autre, qu’il soit le
locuteur à un autre moment, ou qu’il soit contrefactuel ; cette représentation est assortie
d’une attitude propositionnelle négative au sujet de la représentation en question. L’idée
que l’ironie est un fait de mention implique une conception métareprésentationnelle du
discours rapporté : que le locuteur L mentionne le discours D attribué à un individu I
implique l’enchâssement de ce discours D à l’intérieur du discours de L.
Ducrot (1984), qui partage en gros ce point de vue, préfère une autre expression que
mentionner un discours. Il dira que l’ironie, c’est « faire entendre une voix ». Si le terme
est moins précis, il ouvre également vers une autre conception, la conception
polyphonique, selon laquelle « plusieurs voix » se font entendre dans le discours d’un
locuteur : pas d’unicité du sujet parlant mais une pluralité de voix, ou de « subjectivités ».
L’analyse de la négation par Ducrot est plus saisissante pour éclairer et discuter ce
point, tant son observation est fine. Dans le cas de figure qu’il appelle négation polémique,
comme on le sait, le fait qu’à un énoncé comme (3) l’interlocuteur puisse enchaîner par (4)
a une conséquence très forte :
(3) - Paul n’est pas gentil.
(4) - Au contraire, il est détestable.
Si Paul n’est pas gentil est P et Paul est détestable est Q, le fait que Q est introduit
par une expression qui signale le « contraire » devrait impliquer que Q soit le contraire de
P (à l’instar des situations positives où l’on peut avoir un échange de ce type, comme dans
Paul est gentil – Au contraire, il est détestable). Autrement dit, la logique devrait prédire
l’impossibilité de l’échange (3) – (4).
Il y a donc pour Ducrot une situation d’apparence illogique. Sa réponse sera
polyphonique : ici, le locuteur « met en scène » deux énonciateurs fictifs, l’un qui asserte le
contenu positif « Paul est gentil », l’autre le contenu négatif « Paul n’est pas gentil ». Le
locuteur, par son énoncé, signale son « identification » avec l’énonciateur du contenu
négatif, mais, pour Ducrot, le contenu positif est polyphoniquement communiqué et
l’expression au contraire enchaîne précisément sur ce contenu positif qui subsiste, comme
une voix secondaire, qui n’est pas étouffée par la voix de l’énonciateur auquel le locuteur
4. s’est identifié. Par ailleurs, et de manière plus globale, le test de au contraire ne fait que
signaler la présence d’une négation polémique, dont l’explication repose sur l’idée même
d’une sorte d’enchaînement contradictoire avec une parole ou une pensée déjà existante et
déjà manifestée.
Cet arsenal complexe, qui fait intervenir i) plusieurs voix, ii) l’identification du
locuteur avec un énonciateur « fictif » et iii) la trace de l’autre énonciation imaginaire dans
le discours final, trouve son élégance dans la conception qu’il propose des mécanismes
sous-jacents à la communication humaine, cette anthropologie de l’altérité (cf. Todorov
1981), que Ducrot partage donc en partie avec Bakhtine, notamment sous l’idée qu’il y a
dialogisme dès que plusieurs « voix » se partagent ou se disputent une énonciation. On voit
à quel point la conception des deux penseurs se partagent une vision structuraliste de
l’énonciation, laquelle obéit à des principes qui doivent intégrer le sujet parlant effectif
dans un groupe social – voire l’y dissoudre – en permettant de calculer une valeur
linguistique sur la base de réseaux subjectifs ou « intertextuels », quoi qu’on veuille bien
ranger sous cette étiquette.
Mais la réalité est probablement plus simple, et les explications peuvent également
être plus claires, mieux manipulables que des voix d’énonciateurs fictifs se disputant une
énonciation dans une mise en scène. Qu’on me comprenne bien : ce n’est pas que nos
discours n’évoquent pas celui des autres ; ce n’est pas que notre activité langagière et
communicationnelle ne s’inscrive pas dans une part certaine de conventionalité, et que
notre discours ne participe pas d’autres discours. Mais c’est l’inscription de ces aspects
dans la langue elle-même, dans le calcul sémantique-pragmatique du sens intentionnel, qui
pose problème.
Les travaux sur la négation – « raspoutine du calcul propositionnel » selon Horn
(1989) – sont innombrables et loin de former un consensus, sauf peut-être sur le fait qu’il
faut admettre en sémantique et pragmatique, comme en syntaxe, une notion de portée, qui
la désincarcère de la proposition proprement dite et l’en distingue : la négation est un
opérateur propositionnel. Plutôt que de dire que non-P communique polyphoniquement à
la fois P et non-P, on peut considérer que l’interlocuteur peut réagir, à certaines conditions
qu’il faut identifier, soit sur la représentation complexe non-P soit sur le contenu
propositionnel P qui se trouve sous la portée de la négation. Il suffit d’admettre, comme la
tradition sémantique traditionnelle dans son ensemble, certains principes fondamentaux de
compositionnalité du sens : par exemple, qu’une forme de type O(P), où un opérateur
quelconque O – fût-il l’opérateur négatif – porte sur un contenu propositionnel P, compose
des représentations associées à P avec une opération particulière. De ce fait, il est assez
logique que P soit traitable également en tant que telle pour divers besoins de la
communication. Il est également logique que le destinataire puisse enchaîner sur P à partir
d’une forme comme non-P, ce qui serait en revanche beaucoup moins naturel dans un
monologue, mais cette fois pour des raisons de pertinence. C’est là que nous pouvons,
après avoir suggéré que la description du phénomène de reprise négative pouvait se faire
adéquatement sans la polyphonie, proposer une hypothèse explicative pour son
émergence2.
Prenons d’abord le cas monologique, représenté par (5) :
(5) ? Pierre n’est pas gentil, au contraire, il est détestable.
2
J’enchaîne dans la partie qui suit, en développant quelques points particuliers, sur la littérature de la
mouvance de Sperber & Wilson à propos de la négation, voir notamment Carston (1998 et 1999) et
Moeschler (1997), ainsi que sur quelques aspects que j’avais abordés dans ma thèse (Saussure 2000).
5. Si le locuteur asserte non-P, il devient implausible ou étrange que lui-même extraie P
pour un enchaînement, du simple fait que non-P est à la fois intégré à son environnement
cognitif (son ensemble de croyances), et que non-P a été choisi comme forme pertinente de
communication. C’est pourquoi une forme comme celle-ci, où renforce , est étrange
pragmatiquement s’il s’agit d’une forme monologique.
Toutefois, au cas où (5) apparaissait, il resterait possible de l’enrichir
pragmatiquement pour obtenir une interprétation consistante avec la présomption de
pertinence. Elle donnerait ainsi lieu à une interprétation de type métalinguistique-
reformulative, du type « on ne peut pas dire que Pierre soit ‘gentil’, il faut préférer
l’expression ‘détestable’ », au contraire portant sur cette connexion à la fois
métareprésentationnelle et corrective de la pensée d’un autre individu. Ainsi, la première
proposition de (5) s’interprétera, pour éviter la bizarrerie, comme un cas de mention, un
cas métareprésentationnel.
Dans le cas d’un enchaînement dialogique, le destinataire peut considérer que la
forme non-P n’est pas appropriée pour représenter une pensée qu’il entretient et qui est
plus forte. Ici, au contraire fonctionnera comme et même au contraire de P. Dans le cas
d’un au contraire monologique, la forme est problématique sauf à admettre P comme fait
de mention, ou, pour le dire mieux, de pensée ou parole représentée.
On observe également que l’enchaînement sur une proposition niée en vue du
renforcement ce fait aussi par non :
(6) - Pierre n’est pas gentil.
- Non, il n’est pas du tout gentil.
(7) - Pierre n’est pas gentil.
- Non, tu as raison / en effet, il est détestable.
Indubitablement, ce non entretient une relation particulière avec ce segment « Pierre
n’est pas gentil » auquel il répond par la négative sans pour autant le nier. Pour autant,
conclure à la polyphonie est inutile. Ici également, la négation porte sur le contenu déjà nié
P et le renforce. Autrement dit, à non-P l’interlocuteur répond par non-P, Q où Q implique
plus que P, le P lui-même n’étant pas articulé lui-même dans la réponse. La seule
différence réellement sensible réside dans l’acceptabilité de la situation monologique, qui
semble meilleure qu’avec au contraire. Pourtant, la différence est superficielle :
(8) Pierre n’est pas gentil, non, il est détestable.
(9) Pierre n’est pas gentil, oh que non, il est détestable.
Ici également, si on admet que (9) glose (8) sans changement significatif, l’incise non
porte, intuitivement, sur le caractère inapproprié de l’énonciation retenue dans la première
proposition. Nous restons, tout comme avec au contraire, dans la relation
métalinguistique-reformulative, métareprésentationnelle.
On comprend pourquoi l’hypothèse qui a été retenue par Ducrot est généralisante sur
une typologie de la négation, qu’il appelle négation polémique, à laquelle il associe une
fonction discursive de réfutation : tous ces cas de figure sont analysés comme
polyphoniques puisqu’ils représentent une parole ou une pensée non égocentrique ou non
assumée par le locuteur (des remarques globalement similaires s’appliquent pour des cas
de figure similaires comme le si réfutatif). La question qui subsiste alors est la suivante : si
on peut se passer de la polyphonie dans l’analyse sémantique-pragmatique, que penser de
l’intuition fondamentale de Ducrot sur la négation polyphonique, à savoir qu’elle ferait
6. entendre deux énonciateurs, ce qui rapproche sur le plan fondamental la négation
polémique des cas de discours rapporté ?
Dans cette perspective, je peux maintenant ajouter un volet plus fondamental au
début d’explication que je proposais plus haut, et qui concernait somme toute simplement
l’implausibilité d’un renforcement non métalinguistique au sein d’un même énoncé pour
des raisons évidentes de pertinence.
L’hypothèse que je voudrais retenir consiste à considérer que non (et au contraire)
porte par défaut sur un contenu positif : la forme non- non- P est très coûteuse en termes de
traitement cognitif et on cherchera à l’éviter. De ce fait, la forme non- non- P est simplifiée
en renforcement ou affaiblissement de non-P. Comme si nous avions deux fois,
tautologiquement, le terme négatif, qui donnerait lieu à un enrichissement pragmatique de
type scalaire : non seulement P est considéré comme faux, mais, si l’on a affaire à un
gradable (comme gentil – détestable, au contraire de ouvert – fermé), on va déterminer par
non-non-P un Q tel que Q est plus opposé à P que ce que non-P permet, seul, d’inférer. En
d’autres termes, il faut lire un énoncé comme (4) de la manière suivante : non- non-gentil
(Pierre), détestable (Pierre), où non-gentil (Pierre) n’est pas simplement la négation de
gentil mais est interprété comme un positif du type méchant (Pierre), pour lequel toutefois
l’équivalent n’est pas mentionné mais laissé à la charge d’enrichissement du destinataire.
De la sorte, la négation polémique est proche, dans son fonctionnement, de la négation
métalinguistique.
Examinons maintenant cette hypothèse explicative élément par élément.
Premièrement, le fait fondamental, à savoir que la négation d’une forme négative
(non-non-P) est complexe cognitivement est si plausible qu’il est pratiquement évident
avec des cas simples comme la négation de propriétés elles-mêmes négatives, par exemple
la négation portant sur un adjectif gradable lui-même négatif : ces situations demandent,
lorsqu’elles ne sont pas fortement conventionnelles, un effort particulier. Ainsi, la
différence entre (10) et (11) est manifeste en termes d’effet : on associe automatiquement à
(10) une intention spécifique, par exemple euphémistique, absente de (9).
(10) C’est vraisemblable.
(11) Ce n’est pas invraisemblable.
Cet effet particulier, proposons-le, est un enrichissement calculé face à l’effort
particulier demandé au destinataire quand une forme plus simple aurait été attendue. Il faut
justifier pourquoi le locuteur a asserté (11) et non (10) ; une hypothèse possible pour le
destinataire est que l’intention du locuteur est d’en dire avec (11) soit moins que (10), par
exemple (12), soit davantage que (10), par exemple (13) :
(12) C’est possible.
(13) C’est très vraisemblable
En d’autres termes, il est plausible qu’une combinaison de type non – non – P ne se
réduise pas, pragmatiquement, à P. Ceci pour autant que P soit verbalisable tel quel, ce qui
bien entendu induit une pertinence particulière à utiliser une forme complexe de
substitution. Dans d’autres cas, il n’y a pas de forme directement verbalisable, d’où le
caractère peut-être moins immédiat ou moins requis d’une interprétation de type
euphémistique, comme en (14) ci dessous, plutôt équivalent en contexte neutre à (15) qu’à
(16) – bien que ceci soit fort spéculatif, je l’admets, et ne m’y attarderai donc pas :
(14) Ce n’est pas interminable.
7. (15) C’est raisonnablement court.
(16) C’est très court.
Ce que je voudrais retenir, c’est le caractère plausible de l’hypothèse du surcroît
d’effort pour la forme doublement négative, associée à un type d’effet particulier, surcoût
déjà envisagé par des auteurs comme Horn (1989) et, plus récemment, Larrivée (2001 et
2004).
Il se trouve que dans le cas des adjectifs que je viens de regarder rapidement, l’une
des négations est morphologiquement incorporée. Je ne sais pas très bien quelle
conséquence en tirer, mais peut-être celle qui empêche la lecture métareprésentationnelle
ou métalinguistique de ces adjectifs : je ne vois pas très bien comment interminable
pourrait s’enrichir en une forme de type <négation métalinguistique < « terminable »>> ;
autrement dit je ne vois pas très bien comment on pourrait produire, sur le modèle de (17)
un énoncé comme (18) pour communiquer quelque chose comme (19) :
(17) Ce n’est pas vraisemblable, c’est certain.
(18) ? C’est invraisemblable, c’est certain.
(19) L’affirmation selon laquelle c’est vraisemblable n’est pas suffisante, il faut lui
préférer c’est certain.
Il se trouve que lorsque nous avons affaire à deux négations non incorporées
morphologiquement, la question de la portée de la négation et de son détachement
pragmatique intervient automatiquement. Je peux faire porter, en tant que destinataire, la
négation sur une partie du contenu, typiquement pour un renforcement.
Ainsi, la reprise négative d’un contenu négatif a un effet de changement sur le degré
avec lequel le locuteur adhère à la proposition sous la portée de l’opérateur négatif. Ainsi,
par non- non- P, que ce soit avec l’une ou l’autre des expressions négatives envisageables
(non ou au contraire), c’est un effet de renforcement qui est attendu.
Inutile sans doute d’expliciter pourquoi l’effet est typiquement celui du
renforcement : le terme plus fort implique scalairement le terme moins fort ; dans
l’exemple original, détestable est ainsi simplement plus fort que le contenu que le
destinataire a placé, par enrichissement, dans non-gentil. Par ailleurs, on peut aussi
supposer que le fait qu’une double négation est interprétée par défaut comme une sorte de
négation « plus forte », nettement plus économique à traiter que l’opération logique de
négation portant sur un contenu lui-même sous la portée d’une négation, est très congruent
avec l’addition formelle de deux négations côte à côte, tant l’addition s’associée volontiers,
symboliquement, au renforcement ; toujours dans l’exemple original, nous aurions une
lecture du genre plus-que-non gentil(Pierre). Mais c’est là une piste qui, pour me plaire
également, restera ici une évocation entre parenthèses.
3. Conclusion : retour à l’ironie et à d’autres métareprésentations
Que Ducrot voie dans l’ironie, comme dans le discours rapporté, en particulier le
style indirect libre, un effet de polyphonie, peut recevoir le même type de discussion que
celui que j’ai proposé (avec tous les défauts de son caractère ébauché) pour la négation
polémique.
Les typologies classiques n’associent pas systématiquement l’ironie et le style
indirect libre (SIL). Pourtant, il faut admettre que les deux situations partagent une
8. propriété fondamentale : les énoncés au SIL et ironiques ne sont pas interprétés comme
engageant le locuteur sur les conditions de vérité décrites (au contraire d’autres
phénomènes comme les métaphores qui, elles, communiquent un matériel propositionnel
pleinement assumé par le locuteur). SIL et ironie sont des cas particuliers de pensée
attribuée ou pensée représentée. En d’autres termes, SIL et ironie sont deux cas qui font
intervenir des métareprésentations.
Ce qui rapproche ces deux cas de figure, c’est que leur nature métareprésen-
tationnelle n’est pas explicite – d’ailleurs dans de nombreux énoncés au SIL, voire dans
des cas d’ironie qui ne sont pas contrefactuels, la décision interprétative à ce sujet se prend
par pure référence au caractère vraisemblable ou non de l’engagement du locuteur (ou de
l’auteur) sur le contenu. Autrement dit, ce sont des métareprésentations implicites.
La métareprésentation, au contraire de la polyphonie, implique une hiérarchie de
l’information. En d’autres termes, le matériel métareprésenté est enchâssé dans le matériel
d’ordre supérieur, qu’on appelle parfois la préface locutionnaire ou psychologique et qui,
dans le formes métareprésentationnelles explicites, introduisent justement la
métareprésentation en leur ajoutant des informations de contextualisation, comme c’est une
pensée / c’est une parole / il y a une attitude propositionnelle telle et telle associée etc.
Dans l’ironie comme dans le SIL, ces marques explicites sont absentes ; en revanche,
une quantité d’indices permettent de supposer qu’on a affaire à une pensée ou une parole
représentée ; généralement, il y a également un composant du sens qui n’est pas traitable
directement par la cognition, disons, conceptuelle, qui a pour tâche d’extraire et de
manipuler des propriétés d’un certain format, qu’on peut appeler informationnelles. Dans
le cas du SIL et de l’ironie, il y a un autre composant, qui renvoie à la perception propre de
l’individu dont on rapporte la pensée ou la parole, et non à la description réputée objective.
C’est ce composant, qu’on pourrait appeler empathique avant de choisir un meilleur terme,
qui est en jeu dans la différence présentée par (20) et (21) :
(20) Comme le bal lui semblait loin !
(21) Emma fut émue à l’idée que le bal était bien loin.
De même, et de manière peut-être encore plus visible, avec cet exemple de SIL en
récit oral, que j’ai fabriqué, faute d’en trouver un réel, mais auquel même des linguistes
très convaincus de l’impossibilité de rencontrer un maintenant allocentrique à l’oral, et
également très désireux de rencontrer des exemples attestés, ont dû se rendre :
(22) Dis-donc, y a Max qui est venu me réclamer son argent hier, tu sais comme il
est, c’était maintenant qu’il lui fallait son argent et pas jeudi, tu vois l’histoire, moi, j’les
avais pas ses 200 euros.
(23) Dis-donc, y a Max qui est venu me réclamer son argent hier, tu sais comme il
est, c’était à ce moment-là qu’il lui fallait son argent et pas jeudi, tu vois l’histoire, moi,
j’les avais pas ses 200 euros.
Ce genre de traduction ou de glose salva veritate n’empêche pas la perte de matériel.
La tradition sémantique et philosophique anglo-saxonne, notamment chez Kaplan (1989),
Perry (1993) et Castañeda (1989), avait observé qu’on peut maintenir les conditions de
vérité tout en changeant de proposition lorsqu’on commute un indexical essentiel comme
je avec une description définie, ce qui conduisait naturellement à l’introduction d’un
paramètre lié au mode référentiel, l’index, signalant la token-réflexivité.
La discussion est ouverte au sujet de savoir si la description linguistique de ces
expressions est satisfaite par la notion de token-réflexivité ou plus généralement de
9. référence indexicale. Cette question n’est pas sans rapport avec l’attribution de pensée :
quel type d’information est modifié entre (22) et (23) ? Une question similaire se pose avec
la différence entre (24) et sa version non ironique (25) :
(24) Beau temps pour un pique-nique ! (ironique)
(25) Tu m’as dit hier qu’il ferait beau et que nous pourrions pique-niquer, or il pleut
et ton énoncé est rétrospectivement ridicule.
Ce n’est pas le concept de polyphonie qui nous permettra d’avoir une réponse
technique à ce type de problèmes, même si elle est d’une indéniable élégance heuristique.
Il faut aujourd’hui envisager une perspective beaucoup plus fondamentale sur ce type de
questions.
Si l’on s’en tient à une explication token-réflexive des indexicaux ou encore
perspectivale, comme le propose Récanati (2004) pour now, on s’en tient au matériel
informationnel référentiel et conceptuel, et il est probable qu’il faille alors renoncer à ce
substrat informationnel, nous pourrions dire, à la manière de Sperber quand il parle des
symboles, un « reste informationnel », qui renvoie à ce qu’on appelle souvent la
« subjectivité », à savoir un ensemble relativement flou de conceptions liée à l’individu qui
se ressent lui-même comme tel.
Une possibilité d’envisager les choses pour éviter cette déperdition dans la
description consiste en deux aspects : premièrement, faire l’hypothèse que la langue n’est
pas autonome par rapport à la cognition, et qu’une catégorie comme la déixis (catégorie
d’ailleurs certainement à revoir) correspond à une catégorie cognitive, et deuxièmement à
préciser ce qu’on peut entendre par « individu qui se ressent lui-même comme tel » que
j’utilisais ci-dessus.
La proposition que je développerai ailleurs sera que le phénomène de la
métareprésentation implicite est directement lié à la catégorie cognitive sous-jacente à ces
expressions dites déictiques, mais qui est également sous-jacente à d’autres formes comme
l’exclamative ou les adverbes « subjectifs » comme enfin, cette catégorie étant plutôt
proprioceptive que perceptive-conceptuelle3. Mais il y a encore bien du chemin pour
creuser cette voie.
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Peut-être faut-il observer si ces aspects ont un lien avec la différence entre le système ventral et le
système dorsal qui semblent fonctionner différemment selon qu’on a affaire à une représentation
nynegocentrique ou allocentrique, comme me le rappelle Paul Chilton, cf. Burgess, Jeffery & O’Keefe
(2003).
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