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Langage, sens, interprétation
Leçon inaugurale à l’occasion de sa nomination comme professeur titulaire de la chaire de linguistique et
analyse du discours à l’Université de Neuchâtel. Prononcée le 17 septembre 2008 en l’aula d’uni-Mail.
Louis de Saussure
Université de Neuchâtel


Je ne sais plus quel père du désert disait que plus on progresse dans la connaissance, plus le brouillard
semble s’épaissir. Si la chose est certainement vraie de la connaissance de Dieu, qui est inconnaissable, et
donc toujours plus mystérieux, elle l’est aussi, d’un autre point de vue, de celle qui concerne le réel qui
nous entoure, toujours plus complexe à mesure que les connaissances s’accroissent, à ceci près que la
« progression dans la connaissance » est, dans le cas des sciences, fondée sur la dimension empirique,
expérimentale, de la recherche.
La démarche scientifique des linguistes n’échappe pas à ce que je nommerai ici l’effet brouillard : plus
nous expliquons les causalités du monde, et plus les suivantes sont complexes, requérant sans cesse de
nouveaux outils, de nouvelles méthodes, pour affronter des brouillards plus épais encore.
Pour autant, la science progresse. Je voudrais aujourd’hui évoquer quelques très petits aspects de la
réflexion actuelle sur le problème qui reste, depuis l’aube de ce qu’on appelle les humanités, le plus
central pour ce qui est du langage et du discours : la relation entre le langage et la pensée, et, dirions-nous
aujourd’hui, la relation entre le discours, c’est-à-dire la communication verbale, et les mécanismes
inférentiels, cognitifs, à l’œuvre pour qu’elle fonctionne.
Longtemps, on a pensé que le langage était un code transparent pour l’accès à la pensée, et j’y reviendrai
en quelques mots d’histoire à ce sujet plus loin. Aujourd’hui, cette idée a été pratiquement abandonnée.
Ceux qui continuent à la défendre sont de plus en plus à la peine face à des faits qui, têtus, insistent pour
suggérer le contraire.
Le langage n’est pas transparent à la pensée, contrairement à l’idée reçue. Il se borne à dissiper un peu du
brouillard, mais un gros travail reste à faire une fois le matériau linguistique décodé par un destinataire.
Toutefois, ce serait une erreur grave de déposséder la langue, le code, des contraintes très fortes qu’elle
opère, et qui, elles aussi, sont insistantes.
Par exemple, en dépit de la proximité sémantique entre les deux verbes, la relation causale n’est pas
communiquée dans (1) ci-dessous alors qu’elle l’est dans (2) :
(1) Socrate décéda en buvant la ciguë.
(2) Socrate mourut en buvant la ciguë.
En (1), nous obtenons une représentation pragmatiquement implausible, où Socrate décède tout en sirotant
une tasse de ciguë, mais nous ne pouvons pas corriger cette interprétation sans supposer un emploi
malheureux du verbe décéder. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Probablement parce que mourir, au contraire de
décéder, désigne un type d’événement qui peut englober sa propre cause.
Par exemple encore, si vous invitez un collègue à dîner mais qu’il vous répond :
(3) Merci, j’ai mangé.
on comprend qu’il décline l’offre, et ceci n’est pas seulement dû à la recherche de la pertinence des
énoncés dans le présent de la conversation, comme Wilson et Sperber l’ont suggéré, mais surtout parce
que le passé composé est formé avec un auxiliaire au présent, et que, corollairement, il communique
généralement au sujet du présent. D’où la ressemblance étroite entre (4) et (5) ci-dessous :
(4) Le directeur est sorti.
(5) Le directeur est dehors.
De Merci, j’ai mangé, l’interlocuteur ne comprendra donc pas qu’il y a un moment quelconque du passé
où le locuteur a mangé, information triviale, mais que l’événement de manger a eu lieu suffisamment
récemment pour avoir des conséquences sur une invitation à dîner présente.
Par exemple encore, on peut choisir de dire en français (6) ou (7) :
(6) Ce que tu peux être belle !
(7) Ce que tu es belle !
alors que l’anglais interdit l’insertion d’un can ou d’un may (l’astérisque signale la bizarrerie de la
phrase) :
(8) *How beautiful you can / may be !
D’où la production en français d’un effet particulier en (6), où la forme exclamative porte sur la
possibilité même d’être belle à un tel degré.
Bien entendu, la situation d’énonciation, et en particulier les données qui peuvent être ajoutées par le
destinataire à l’énoncé pour le contextualiser adéquatement, sont indispensables à la découverte du sens
pleinement intentionné. Mais, n’en déplaise à ceux qui voudraient que le code linguistique soit dépourvu
de significations abstraites, le sens n’émerge pas du contexte seul (sauf lorsqu’il y a une non-pertinence
absolue de l’énoncé dans les circonstances. Ainsi, les mafieux siciliens ont coutume d’avertir leurs
victimes de leur condamnation à mort par la profération d’énoncés complètement incongrus dans les
circonstances et assénés de manière très solennelle).
Imaginons que je dise à ma secrétaire la phrase suivante, pour reprendre un exemple classique en le
compliquant encore :
(9) Je me demandais si vous pouviez me donner la liste des notes de mon cours de première année.
L’entendant, il y a de très bonnes chances pour qu’elle m’imprime la liste attendue après une réponse de
circonstance.
Pourtant, cet énoncé est au passé et non au présent (demandais, pouviez), et il faut déjà pouvoir inférer
que ma demande existe aussi dans le présent. Je lui demande si elle peut me donner la liste, mais elle
n’interprétera pas ma question comme portant sur sa capacité à satisfaire ma demande, auquel cas elle me
répondrait simplement « oui » sans rien faire. Sans parler de la grande polysémie du verbe pouvoir. Il faut
donc que derrière la question sur sa capacité, elle identifie l’acte de langage de requête. Je lui demande de
me donner quelque chose, mais on ne peut pas pour autant dire qu’il s’agisse d’un don du même type
qu’un cadeau. Ainsi, donner, comme la plupart des mots, connaît une forte variété d’emplois qu’il
convient d’accommoder au contexte : donner une liste est fort éloigné conceptuellement de donner le la, à
son tour bien distinct de donner 10 francs pour le train ou de donner la main à papa.
Je lui demande une liste de notes, or ce qu’elle me donnera ne sera certainement pas une liste de notes au
sens littéral (une série de nombres compris entre 1 et 6). Il s’agira bien entendu d’une liste de notes avec
les noms des étudiants correspondants. Mais il faut relever que s’il est clair que je veux faire une
statistique sur le taux d’échecs, c’est bien une liste de notes au sens le plus littéral dont j’aurais
effectivement besoin. J’y parle des notes de mon cours, mais elle n’ira pas à la recherche de toutes les
notes griffonnées par les étudiants pendant l’année. J’y parle enfin de première année, mais il ne s’agit
bien sûr pas de la première année où j’ai eu l’honneur de donner cours dans cette maison.
Nous pouvons multiplier les exemples à loisir. A Londres, si vous sortez de la gare de Charing Cross,
vous verrez un panneau qui vous indique :
(10) Please carry children under five in your arms before passing the gates.
Bien sûr, il ne s’agit pas pour chacun de trouver impérativement un enfant de moins de cinq ans à
transporter dans ses bras pour avoir le droit de passer les portillons.
L’autre jour, je vois une porte, derrière laquelle se trouve le fax et les serveurs informatiques d’un
bureau ; sur cette porte est indiqué en grosses lettres :
(11) Cette porte doit toujours être fermée.
Un esprit malin, ne considérant pas l’enrichissement auquel un tel énoncé donne lieu, à savoir quelque
chose comme Prière de tenir cette porte fermée, avait ajouté au stylo : « Un mur serait donc préférable ».
Que dire encore de « Son moral a baissé » ? La localisation concrète de son moral, bien entendu, n’a pas
changé de hauteur. Si le nombre d’étudiants monte, ce n’est pas que le chiffre a été déplacé en hauteur par
un administrateur zélé. Et si on me dit « beau temps ! » alors qu’il pleut, je ne prendrai pas l’énoncé pour
étrange mais pour ironique. Sauf, bien entendu, si je souffre d’un syndrome qui affecte mes capacités
interprétatives, comme certains types d’autismes.
Le langage naturel humain n’a de raison d’être que s’il produit du sens. Il s’agit là vraisemblablement
d’une trivialité ; ce qui l’est moins, c’est que le code linguistique ne forme qu’un indice, indispensable et
complexe certes, mais un indice seulement, du sens qu’il peut servir à communiquer. Le sens est le
résultat d’une procédure de compréhension, laquelle implique la sélection d’éléments connus, dans le but
de contextualiser adéquatement les énoncés, de sorte à pouvoir formuler une hypothèse plausible sur le
vouloir-dire du locuteur. Les contenus véritablement implicites, dont je ne parlerai pas, ne constituent plus
aujourd’hui un grand problème. Etonnamment, en tout cas à première vue, ce qui pose des problèmes
extrêmement complexes, ce sont les contenus explicites, alors même qu’ils ont l’air d’être les plus simples
à comprendre.
En tant que sujets parlants, nous réalisons ces opérations sophistiquées de décodage et d’inférence de
manière spontanée, automatique, inconsciente et incontrôlable. Or ces opérations, pour être rapides, sont
risquées. Risquées dans un premier sens du terme : nous pouvons faire erreur sur le vouloir-dire du
locuteur, par exemple en faisant erreur sur la prémisse à sélectionner pour contextualiser l’énoncé, ce qui
conduit à un malentendu ; ou sur une intention ironique en fait absente, etc. Elles sont également risquées
dans un second sens : notre rationalité est fondée, comme le propose la théorie de la pertinence de
Sperber & Wilson, sur une prise de risque économique pour garantir la rapidité du traitement de
l’information, par un mécanisme mental issu de l’évolution ; mais une conséquence de cette loi du
moindre effort est que l’être humain est sujet à l’exploitation, par un locuteur malveillant, des procédures
d’interprétation. L’enchaînement d’arguments, comme sont la plupart des discours, échappe souvent à la
consistance logique sans que pour autant les destinataires en soient conscients. Pire, présupposant que le
locuteur est pertinent dans les circonstances, des informations évidentes peuvent nous échapper, comme
lorsque le journaliste et humoriste Philippe Vandel demande à des passants, en 1999, s’ils sont inquiets du
fait que le premier de l’an 2000 tombera un vendredi 13, et que ces derniers ne s’aperçoivent pas du fait
qu’un premier ne peut être un treize.
Le langage n’est pas simplement intrinsèquement ambigu – puisqu’à chaque phrase imaginable peut
correspondre une variété virtuellement infinie d’interprétations en contexte – mais il est
fondamentalement sous-déterminé. Ce qui veut dire que le répertoire des expressions linguistiques est
considérablement plus petit que celui des concepts accessibles à l’esprit ; que les phrases, dès lors, ne
peuvent que ressembler, et j’insiste sur ce point, aux pensées que nous cherchons à exprimer.
Qui n’a pas vécu de situations où l’on a beau parler, tenter d’expliquer, avec force détails, mais sans
jamais parvenir à faire comprendre par nos énoncés « publics », aussi précisément que nous le
souhaiterions, notre pensée « privée », intime. Ainsi, comprendre n’est en fait que la production d’une
représentation plus ou moins ressemblante avec le vouloir-dire d’un locuteur. Et la ressemblance se
mesure en identité des conséquences : plus les conséquences de la représentation produite sont identiques
aux conséquences attendues par le locuteur, plus la ressemblance sera effective (par exemple si je dis « il
fait froid » et que mon interlocuteur ferme la fenêtre, il aura enrichi le code de paramètres contextuels qui
lui permettront de tirer la conséquence – je souhaite la fermeture de la fenêtre – qui est bien celle que
j’espérais).
C’est que ces processus, s’ils sont rationnels, déductifs, appartiennent pourtant à une part de la cognition
qui n’est pas réflexive : nous n’avons pas, sauf exception, à réfléchir consciemment pour comprendre ce
qu’on nous dit.
Pour moi, l’étude du système linguistique est ancillaire à l’étude de la communication humaine, la
communication verbale, c’est-à-dire le discours, étant le meilleur document que nous ayons pour étudier
ce qui se produit lors de la communication en général : la compréhension, ou interprétation, qui produit
du sens en contexte, c'est-à-dire l’émergence d’une ou de plusieurs nouvelles hypothèses dans
l’environnement cognitif du destinataire, mais également d’autres aspects, comme les effets littéraires, et,
bien sûr, l’influence.
Si les individus du tableau de Norman Rockwell que nous avons sous les yeux ont des visages si
expressifs, c’est qu’ils viennent à l’instant, tour à tour, de comprendre, ce qui suscite un certain nombre
d’effets cognitifs chez eux. Ils ont réalisé des inférences qui leur permettent de tirer un contenu explicite,
et, peut-être, des contenus implicites divers. On peut croire que la nature piquante de l’information, ici, les
incite à la partager. Mais plutôt que parler de partage, mot chargé de connotations symboliques floues qui
ne sont donc pas souhaitables, on pourrait dire, mais c’est moins romantique, qu’ayant éprouvé eux-
mêmes une modification significative de leurs états mentaux (leurs croyances), par exemple sur un
individu au sujet duquel circule une rumeur, qu’ils forment l’hypothèse que le même effet se produira
chez autrui.
Il faut donc, pour qu’ils choisissent de colporter la rumeur, qu’ils soient en mesure d’attribuer à autrui des
effets similaires à ceux qu’ils éprouvent, et donc, il faut qu’ils soient capables d’utiliser quelque chose
comme une psychologie intuitive, une représentation quelconque du fonctionnement de l’esprit humain,
tel qu’il est à l’œuvre lors de la compréhension et de l’acquisition de croyances nouvelles. Il faut, pour
que les êtres communiquent entre eux, qu’ils supposent leur ressemblance mentale fondamentale.
Il faut qu’ils disposent de ce qu’on appelle souvent une « théorie de l’esprit » humain, théorie bien
entendu inconsciente, qui leur permet d’adopter le point de vue d’autrui, de « se mettre à leur place » ; les
expériences montrent que les humains acquièrent cette aptitude à se représenter les représentations que les
autres se font du monde, qu’on appelle donc une aptitude métareprésentationnelle, quelque part entre 6 et
8 ans, l’âge même où l’enfant devient capable de comprendre l’ironie, et de nombreux contenus implicites
de la communication. Les découvertes qui s’accumulent dans l’escarcelle de la pragmatique cognitive,
grâce aux travaux des neuropsychologues, psycholinguistes et cogniticiens, permettent un débat fondé sur
le lien entre le langage, sa compréhension, et le fonctionnement mental. Autrement dit, nous sommes à un
tournant expérimental, puisque grâce aux diverses techniques d’investigation cérébrale, des données
quantifiées viennent enfin nourrir les questions soulevées depuis des siècles dans le champ des humanités
à propos du rapport entre le langage et la pensée.
John Locke parlait déjà des mots comme de signes qui suscitent l’excitation mentale. Le langage, pensa-t-
on en gros jusqu’au tournant du vingtième siècle, faisait correspondre un signe, objet tangible et
perceptible, avec un autre élément, privé, intime, intangible, appartenant à la pensée, et qu’il avait pour
fonction de désigner. C’est la proposition d’Augustin dans le De Dialectica, qui adapte la conception
stoïcienne du signe : en gros, le mot est au concept, ou la phrase est à la pensée, ce que la trace est au pas,
ce que la fumée est au feu, ce que la rougeur est à la honte. La forme linguistique est ainsi vue comme
fonction de celle de la pensée, tout comme la trace ou la fumée sont causés par le pas ou le feu.
Cette conception sera reprise par le premier grand traité systématique de linguistique générale, (bien avant
que le terme n’existe) : la splendide Grammaire de Port-Royal, en 1665, articulée d’ailleurs à la Logique
du même nom, pose une métaphysique du langage fondée sur un postulat qu’on pourrait déjà appeler
cognitiviste par anachronisme. Arnauld et Lancelot, les auteurs, disent en effet que, je cite, « la
connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondements de la
grammaire », grammaire étant ici entendu au sens large comme ensemble de principes régissant les
langues.
Implicitement ou explicitement, ce postulat ne peut guère que conduire à considérer que la logique de la
langue est fonction de la logique naturelle, spontanée, humaine, qui organise la pensée en concepts,
propositions et raisonnements, arguments ou discours. Certains préfèrent à « logique naturelle » la notion
de « rationalité », certains voient dans cette rationalité un effet d’apparence trompeuse, suggérant au
contraire qu’il s’agit là de mécanismes modulaires nés de l’évolution et qui n’ont rien à voir avec le
rationnel. Peu m’importe ici de trancher dans ce débat, ni d’évoquer d’autres courants (ils sont
nombreux), car le type précis de modèle mental n’importe pas, pour l’instant du moins, dans les faits que
la linguistique a pour tâche d’expliquer.
La syntaxe générative de Noam Chomsky, et la naissance avec elle, conjointement à la philosophie de
l’esprit de Jerry Fodor, des sciences cognitives, se situe en droite ligne de cette tradition naturaliste,
réaliste et formelle attachée depuis l’antiquité aux humanités. Ceci tout en conservant le meilleur du
structuralisme, saussurien d’abord, qui toucha Chomsky par l’intermédiaire de son maître et ami Jakobson
au MIT, pionnier des approches cognitives, et bloomfieldien ensuite, par la tradition de son directeur de
thèse Zelig Harris. La sémantique formelle est une autre héritière du formalisme, par les fondations de la
philosophie analytique. Et la pragmatique cognitive, théorie cognitiviste de l’interprétation, en est une
troisième. Ces trois domaines aujourd’hui sont en dialogue à la fois fécond et conflictuel, chacun d’entre
eux entendant contribuer sur le domaine des autres. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, nous corrigerions
les auteurs de Port-Royal sur au moins un point, tout en étendant leur ambition sur un autre domaine.
D’abord, donc, nous les corrigerions en ceci qu’ils supposent entre un signe et un correspondant mental
un lien univoque ; or, à un signe linguistique correspond, en énonciation, un nombre virtuellement infini
de possibilités conceptuellement distinctes. Le Cours de linguistique générale issu des notes des étudiants
de Saussure, tout en proposant une tout autre version du signe, admet d’ailleurs la même correspondance
stricte entre le signifiant et le signifié (la fameuse « bifacialité »), comme au verso d’une page correspond
un unique recto, mais tout en reconnaissant la complexité dynamique du problème de la polysémie (je dis
cela tout en relevant que les exégètes saussuriens offrent toutes sortes d’analyses alternatives). Ses
successeurs détailleront le signifié en sous-parties, mais peineront toujours à expliquer que la polysémie
soit aussi généralisée, la traitant encore souvent comme le cas marginal. Elle pose en effet un problème
rédhibitoire à la tradition qui veut expliquer les signifiés en termes de conditions nécessaires et
suffisantes.
Ensuite, nous étendrions leur ambition sur un autre domaine que la structure des langues. Nous leur
proposerions de s’intéresser à l’usage de ces structures aux fins de communiquer de l’information, qui
n’est ainsi pas simplement « contenue » dans les signes linguistiques. L’avantage qu’Arnauld et Lancelot
verraient dans notre siècle se trouve dans les techniques modernes d’investigation empirique et
expérimentale. Seraient-ils intéressés de découvrir que la conclusion pas tous les étudiants sont venus à
partir de l’énoncé quelques étudiants sont venus ne devient standard qu’entre l’âge de 6 à 8 ans ? Seraient-
ils intéressés à recourir à ces méthodes pour répondre à la question de savoir si la compréhension des
métaphores passe par un traitement littéral et une réinterprétation ? Si la négation a une portée large ou
étroite ? Si les adjectifs fonctionnent mentalement comme des verbes ? Si le style indirect libre mobilise
les mêmes ressources que l’ironie ou que la négation métalinguistique, voire que les subordonnées à
préface locutoire (« Paul a dit que P ») ou psychologiques (« Paul considère que P ») ? D’innombrables
champs d’investigation s’ouvrent, et qui permettent en retour aux psychologues et aux philosophes de
revenir avec des hypothèses linguistiques sur des problèmes qui semblaient fort éloignés du langage,
comme la subjectivité et même la conscience, ou qui ne faisaient que l’objet de typologies chez les
linguistes. Que dire en effet du traitement des déictiques (« moi », « ici », « maintenant ») et des
représentations qu’ils activent ? Que dire en effet de l’imparfait dont tant d’usages ne peuvent se
comprendre que par la représentation d’un point de vue externe au locuteur ? Et comment savoir ce qu’un
interlocuteur prendra pour le contenu explicite de la communication et ce qu’il prendra pour implicite ?
Je voudrais regarder maintenant quelques exemples plus précis.
Le premier qui retiendra mon attention est l’ironie, que l’on assimile encore souvent, à la suite d’une
tradition ancienne, à un effet de style qui aurait pour fonction de communiquer le contraire de ce qui est
dit (l’ironie serait ainsi un trope antiphrastique). Nous savons depuis les travaux de Sperber & Wilson
(1978), et dans une mesure proche, de Ducrot (1984), que l’ironie consiste en fait à représenter le
caractère ridicule d’un énoncé (et de son auteur présumé ou imaginaire) dans les circonstances, comme
dans les exemples suivants bien connus (on relèvera que (13) ne dit pas « le contraire » de « il pleut à
verse », puisque « il pleut à verse » implique qu’il pleuve aussi « quelques gouttes ») :
(12) Beau temps pour un pique-nique ! [alors qu’il pleut].
(13) Il pleut quelques gouttes. [alors qu’il pleut à verse].
Ducrot tient pour une explication très symbolique : de tels énoncés sont polyphoniques et font entendre la
distanciation du locuteur face au propos ridicule d’un tiers réel ou imaginaire. Autrement dit, les énoncés
ironiques permettent d’émettre un jugement de valeur sur un individu, qu’il s’agisse d’un être fictif dont
on se moque, ou par exemple de l’interlocuteur qui aurait dit, la veille, qu’il ferait beau, ou qu’il ne
pleuvrait aujourd’hui que quelques gouttes. Sperber & Wilson ont une explication beaucoup plus terre-à-
terre : l’ironie permet au locuteur de poser un jugement sur une proposition – un type d’attitude
propositionnelle – : c’est la forme linguistique qui est ridicule dans les circonstances. Je penche
personnellement pour une voie médiane : l’énoncé est déclaré inadéquat, mais c’est bien l’acte de langage
d’un individu, réel ou fictif, qui est l’objet du jugement de ridicule, puisqu’un être subjectif doit être
engagé dans l’ironie (car je ne vois pas ce que signifie l’hypothèse qu’un énoncé soit en lui-même
ridicule, et encore moins mordant ou glacial comme peut l’être l’ironie).
Ce qui me semble toutefois plus intéressant, et qui converge vers cette hypothèse, réside en ceci que
l’ironie n’est pas paraphrasable par une proposition complète. Ainsi, (14) n’a plus rien d’ironique :
(14) Tu as dit qu’il ferait beau temps, or il pleut, et tu es rétrospectivement ridicule.
De la sorte, l’ironie exprime un contenu pour lequel il n’existe aucune explicitation possible. De ce fait
surgit une question complexe : de quelle nature est ce contenu ? Une seule hypothèse semble plausible : il
s’agit d’un contenu subjectif, attitudinal, que nous ne pouvons guère que formuler trivialement : une
attitude « ironique », qu’il serait bien difficile de décrire précisément (ce genre de problème est
l’équivalent du mur de Planck pour les linguistes). Cette attitude « ironique » ne se rend accessible que
par le caractère inféré, implicite, de l’inadéquation de la formulation, étant données les informations
mutuellement manifestes aux interlocuteurs. Le destinataire, présupposant la pertinence de ce qui lui est
dit, ne peut la trouver dans une interprétation littérale. Il doit donc découvrir ce que le locuteur cherche à
communiquer par une telle forme. Il le fait en supposant qu’il s’agit d’une métareprésentation : le locuteur
représente la pensée (ou la parole) d’un tiers, qui s’en trouve ridiculisé.
Le style indirect libre entretient une ressemblance étroite avec l’ironie, car il fonctionne avec des
paramètres similaires : il est implausible que le locuteur entretienne lui-même la représentation
communiquée explicitement, et il faut donc attribuer ce contenu à une entité subjective autre que le
locuteur au moment de la parole. Ici, ce tiers ne sera toutefois pas (nécessairement) représenté comme
ridicule, mais le fait même de représenter indirectement la pensée ou la parole de ce tiers sans marque
explicite permet de susciter des effets attitudinaux de la part du locuteur. Le style indirect libre se
rencontre typiquement dans la littérature, mais il se trouve aussi dans la conversation ordinaire. En voici
quelques exemples (en italiques) :
(15) Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les
plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses
d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de
distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? (Flaubert, Madame Bovary).
(16) Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il
l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un
polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque! Et elle, Madame Arnoux,
comment la revoir maintenant? (Flaubert, L’Education sentimentale).
(17) Y a Paul qu’est passé jeudi soir. Tu sais comme il est : il était cassé, tout le monde était après lui, ses
200 francs c’était maintenant qu’il les lui fallait, et tout ça.
Dans ces cas de figure, le locuteur (l’auteur, pour (15) et (16)) ne déclare pas explicitement qu’il
représente des représentations (pensées, énoncés) imputables à autrui (ci-dessus, respectivement Emma,
Frédéric et Paul). Il en ressort un effet beaucoup plus complexe que si ces pensées ou paroles avaient été
rapportées explicitement. En effet, un verbe introducteur – psychologique ou locutionnaire – eut identifié
l’état mental (s’il s’agit d’une pensée rapportée) ou l’acte de langage (s’il s’agit de parole rapportée),
forçant une représentation objectivée. Les émotions d’Emma, de Frédéric ou de Paul, si elles étaient ainsi
présentées, se trouveraient représentées de manière externe, selon le point du vue du locuteur, et non
imaginées dans leur plus grande complexité :
(15’) Emma fut saisie de ce que le bal lui semblait loin. Elle se demanda qui écartait…
(16’) Frédéric eut peur à la perspective de passer pour un hâbleur, un drôle, un polisson… Et il se
demanda comment revoir Madame Arnoux désormais.
(17’) Tu sais comme il est. Il se plaignait d’être cassé, et répétait que tout le monde est après lui…
On associe souvent le style indirect libre à une fonction d’identification du destinataire au personnage ou
à l’individu dont on représente les paroles ou les pensées. En réalité, je suggérerais plutôt que
l’identification est un pré-requis pour l’interprétation de ces effets, puisqu’il est nécessaire, pour saisir les
états mentaux, émotions, etc., qui sont ainsi évoqués, de faire usage de notre capacité métareprésentation-
nelle, de notre psychologie intuitive. En effet, c’est par son usage que nous pouvons nous représenter le
point de vue subjectif de l’individu auquel les représentations sont attribuées : sur la base des propos ou
pensées représentées, nous reconstituons automatiquement l’état émotionnel plausible qui a pu provoquer
un tel dire ou une telle pensée. De la sorte, nous imaginons des émotions beaucoup plus sophistiquées que
leur verbalisation par l’un des éléments du lexique ne l’aurait permis. Ainsi, la motivation principale du
style indirect libre n’est pas l’identification mais la subtilité de l’effet cognitif qu’il amène.
Mais ce n’est pas tout : interpréter les effets de style indirect libre revient souvent également à attribuer
une attitude au locuteur au sujet des pensées ou propos qu’il rapporte, et in fine à propos du personnage
lui-même. Cela n’est sans doute pas obligatoire, l’effet que je viens de décrire pouvant être suffisant. Mais
il est possible de spéculer sur une attitude de Flaubert à propos d’Emma ou de Frédéric qui serait rendue
par ce biais, de la compassion, ou peut-être une certaine ironie en (16). En (17), l’effet est plus complexe,
bien que conversationnel, puisque le fait de représenter le point de vue subjectif de Paul permet au
locuteur non seulement de s’en distancier (Paul a donc une attitude inappropriée d’une manière ou d’une
autre) mais aussi de montrer ce que lui-même a dû ressentir en entendant Paul s’exprimer jeudi soir. De la
sorte, non seulement nous interprétons les faits (à savoir le propos tenu par Paul), mais aussi quelque
chose de l’état mental de Paul, quelque chose de l’état mental du locuteur au moment où il rapporte les
événements (agacement) et quelque chose de l’état mental du locuteur au moment où il écoutait les
paroles de Paul. Tout cela, en un seul énoncé, et grâce à nos capacités naturelles d’attribuer à autrui des
fonctionnements psychologiques.
Nous voyons donc que la frontière entre l’ironie et le style indirect libre n’est pas nette, voire qu’il s’agit
d’un seul et même phénomène général, réalisé de manière un peu différente. Dans l’exemple suivant, que
les linguistes préféreraient ne pas catégoriser comme style indirect libre, des effets très proches sont
pourtant suscités :
(18) Mon père en m’embrassant fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore : Jean-
Jacques, me disait-il, aime ton pays (Jean-Jacques Rousseau, Confessions).
Ici, l’effet obtenu est de rendre le point de vue d’un individu qui n’est pas le locuteur mais le locuteur
enfant entendant son père lui parler. En d’autres termes, il n’y a pas d’effet de style indirect libre qui
serait dans la parole rapportée du père, mais il y a un effet apparenté, qui concerne le fait d’évoquer le
point de vue subjectif de Rousseau enfant vivant un événement significatif. Comment cet effet est-il
obtenu ? Grâce à l’imparfait de disait. L’imparfait (comme le conditionnel) est l’un des ingrédients
typiques du style indirect libre (on en retrouve des formes dans les exemples déjà mentionnés, d’ailleurs).
Ici, en particulier, nous avons affaire à un cas d’imparfait narratif : l’imparfait, qui exprime un événement
saisi de l’intérieur, présente un conflit avec le verbe dire, (complémenté par une parole bien particulière et
non récurrente), puisque l’action de dire est conçue comme ponctuelle. Disait oblige à se représenter cette
parole en train d’être prononcée, ce qui provoque l’instanciation d’un point de vue subjectif en train de
vivre les événements, en l’occurrence ici celui de Rousseau enfant. D’où, par le mécanisme que nous
connaissons, la représentation d’états psychologiques complexes, à quoi s’ajoutent les effets attribuables
au locuteur lui-même, Rousseau adulte, évoquant, avec émotion, l’émotion de Rousseau enfant vivant un
fait marquant.
Aucune forme linguistique développée ne pourrait rendre ce que rendent l’ironie, le style indirect libre ou
d’autres cas de métareprésentation implicite, comme cet imparfait narratif. Les formes qui favorisent
l’inférence d’une série d’états mentaux représentationnels et émotionnels attribuables à autrui sont
connues (notamment depuis le livre célèbre d’Ann Banfield et indépendamment des critiques qui lui sont
imputables) : temps verbaux imperfectifs, mais aussi expressions « déictiques » (dont le sens n’émerge
que par référence à une situation d’énonciation, comme ici, maintenant, aujourd’hui…), exclamations,
questions interprétées comme relevant d’une 3e personne… Bien qu’aucune ne suffise, le critère ultime
étant celui de la pertinence de l’interprétation, ces expressions partagent toutes une dimension subjective.
L’imparfait force la saisie interne des faits, ce qui induit, dans certains cas, la représentation de
l’appréhension interne de ces faits comme par l’œil d’un témoin. Les déictiques supposent un être
subjectif qui sert d’origine, pour déformer un peu le mot d’origo de Karl Bühler, et nous dirions origine
proprioceptive dans le calcul du temps et de l’espace : attribuer un déictique à autrui revient à représenter
sa proprioception, la perception interne qu’il a de lui-même (Saussure 2008). La question suppose un être
subjectif qui la pose, et l’exclamation de même. Ces êtres subjectifs peuvent être différents du locuteur, et
cela se produit lorsqu’il est implausible qu’il s’agisse là d’une pensée ou d’une parole de la responsabilité
du locuteur lui-même.
De nombreux autres adverbes font cet usage particulier de notre capacité métareprésentationnelle, comme
déjà ou enfin qui suscitent parfois l’évocation d’une émotion, surprise ou soulagement, vécue face à
l’événement sur lequel ils portent. On le voit : nul besoin pour traiter ces cas de faire appel à une version
psychanalytique, ou symbolique, de la subjectivité, ni d’invoquer la genèse empathique d’émotions
miroir, bien que la recherche sur les « neurones miroirs » pourrait nous inciter à le faire un jour.
L’important, ici, est de signaler que ces effets sont, lorsqu’ils sont produits linguistiquement, déterminés
sémantiquement et pragmatiquement.
Leur interprétation, comme l’interprétation du langage en général, c’est-à-dire la production de sens, n’est
pas un fait « au hasard ». Il est plausible – mais les scientifiques ne vivent que d’hypothèses toujours plus
plausibles quand elles ne sont pas falsifiées – que des principes les régissent, comme une loi d’économie
générale fondée sur la recherche de ces effets, comme le suggèrent Sperber & Wilson sous le nom de
pertinence, ou d’autres chercheurs sous d’autres principes d’équilibrage. Le modèle que je cherche à
développer, et qui s’est jusqu’ici surtout attaché à expliquer la production des données temporelles, part
du principe que comprendre est un processus, ou, mieux, une procédure. Ainsi, certaines expressions nous
indiquent quel type d’information contextuelle doit être trouvée pour obtenir un résultat, qui sera ensuite
confronté aux résultats produits par les autres contextualisations suscitées par d’autres expressions. Une
hiérarchie d’importance entre ces différents paramètres vient provoquer l’enrichissement d’une
interprétation littérale vers une interprétation non littérale mais davantage productrice d’effets, afin de
produire une hypothèse sur l’intention, c’est-à-dire le vouloir-dire, du locuteur. Ce qui est encodé, c’est-à-
dire ce qui est mentalement associé au code linguistique – la signification des éléments lexicaux et la
forme logique de la phrase – permettent d’obtenir, grâce à une première contextualisation, le sens
explicite. Ainsi, de J’ai mangé, une première étape permet d’obtenir quelque chose comme Le locuteur
est dans l’état dans lequel on est quand on a mangé. Ici, cette première étape fait directement intervenir la
procédure codée par le passé composé, qui, comme indiqué plus haut, demande (sauf dans certaines
circonstances qu’il serait trop long d’évoquer ici) de tirer une conséquence vraie dans le présent. Ensuite
une procédure purement pragmatique prendra le relais, qui ne fait plus intervenir le code mais le sens
explicite obtenu, et qui, par déduction, produira l’inférence du refus de l’invitation à dîner.
C’est à dérouler dans le détail les procédures encodées par les formes linguistiques que travaille la
pragmatique procédurale (Saussure 2003). Ses sorties ouvrent vers les contenus non vériconditionnels,
c’est-à-dire non purement descriptifs, comme les contenus subjectifs (points de vue et attitudes) évoqués
plus haut. Mais elle ouvre aussi vers l’étude de faits discursifs dans un sens plus large, comme la
persuasion et l’argumentation, en particulier l’étude de ce que la littérature nomme les biais interprétatifs.
Deux brèves parenthèses, avant de conclure, s’imposent ici.
Tout d’abord, de nombreuses interrogations subsistent au sujet de l’intentionnalité. Beaucoup de
chercheurs admettent l’existence d’états mentaux intentionnels, et, en retour, de notre capacité innée à
développer une aptitude d’identification des intentions en général, et communicatives en particulier.
D’autres chercheurs, inscrits dans une vision plus socialement déterministe, préfèrent penser que les états
mentaux n’existent pas ou sont insondables, malgré les progrès de la recherche sur le cerveau, et que donc
nous n’aurions rien qui puisse ressembler à des intentions. Peu m’importe ici, bien que tout me porte à
prendre au sérieux l’intuition de bon sens que nous avons bel et bien de tels états mentaux. Peu
m’importe, car il suffit de dire que pour se comprendre, les sujets parlants s’attribuent mutuellement des
intentions, qu’elles existent ou non. Nous nous demandons « Qu’a-t-il voulu dire ? ». Nous cherchons
parfois ce qu’un locuteur a voulu manifester. Cette recherche, lorsqu’elle est consciente, montre que
quelque chose est resté manquer de clarté dans le stimulus linguistique après le premier processus,
fondamental, d’interprétation. Mais en général, cette recherche est inconsciente, automatique, spontanée,
se déroule selon des règles intuitives de production de sens en contexte.
Deuxièmement se pose la question de la méthode de travail. Les linguistes sont partagés entre ceux qui
jugent l’utilisation du « corpus » comme seule et unique matière observable possible, et ceux qui
considèrent que l’on peut aussi travailler à partir des intuitions des sujets parlants, et notamment la sienne
propre. Les premiers considèrent que l’intuition linguistique n’est pas fiable, voire qu’elle n’existerait pas,
car elle serait trop variable d’un individu à l’autre. Les seconds considèrent plutôt que l’intuition
linguistique est simplement la capacité sous-jacente sans laquelle nous ne pourrions expliquer que
certaines formes linguistiques seulement peuvent être produites dans sa langue maternelle sans effet de
bizarrerie, et qui explique également la production de l’interprétation des énoncés elles-mêmes.
L’intuition linguistique, à savoir notre capacité à manier la langue naturellement, serait alors un fait dont
la démarche linguistique non seulement ne peut que tirer parti, mais dont elle ne peut pas faire
l’économie. En revanche, une chose est sûre : ce dont nous ne disposons pas, c’est d’une bonne intuition
métalinguistique, c’est-à-dire d’intuitions fiables qui expliqueraient le fonctionnement du langage. Les
explications que nous voudrions donner spontanément pour les formes linguistiques ne sont d’aucune
fiabilité. Nous ne ferons jamais d’étrangeté dans le placement de l’adjectif en français : un locuteur natif,
sauf pour faire un effet poétique, dira spontanément Paul a acheté une voiture rouge et non *Paul a
acheté une rouge voiture (dans ce cas, l’adjectif est après le nom) ; mais sans aucun effet poétique, il
pourra dire Paul a acheté une vieille voiture en face de voiture vieille, également possible mais avec un
effet de sens différent : ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet... Pourtant, expliquer à quelles
conditions s’opère le placement de l’adjectif, avant ou après le nom qu’il modifie, fait l’objet de livres
épais, émis par des chercheurs après de longues années de travail. La chose est vraie pour tous les
domaines de la syntaxe, de la sémantique et bien sûr de la pragmatique. Certes, nous n’avons pas
d’intuitions métalinguistiques – explicatives – claires : l’explication des faits linguistiques ne relève donc
pas d’une capacité assimilable à la compétence que nous avons de faire des phrases et d’en rejeter
d’autres. La chose vaut également pour la compréhension et même pour ce qui suit la compréhension,
notamment la genèse d’hypothèses à propos d’intentions complexes du locuteur. C’est pour cette raison
que le travail des linguistes est notamment d’étudier les intuitions des sujets parlants (par exemple
d’étudier la compréhension produite par une forme dans un contexte). Leur travail se trouve
considérablement renouvelé en ce XXIe siècle, parce qu’il s’interface aujourd’hui avec la psychologie
cognitive, qu’il renseigne, et dont il tire de précieux renseignements, qui apportent des éclairages vraiment
nouveaux sur des problèmes anciens posés par les philosophes et les grammairiens.
Comprendre un énoncé verbal, en somme, c’est produire spontanément une hypothèse, laquelle peut
ensuite servir de base pour un certain nombre de conjectures supplémentaires, au-delà de la
compréhension du message, et qui peuvent servir à envisager, par exemple, quels éléments peuvent être
susceptibles d’entrer ultérieurement dans la conversation et dans quel but, ou tout simplement de mettre
ensemble les informations présentées pour évaluer le caractère convaincant ou non d’un argument, ou tout
simplement questionner la compétence ou la bienveillance d’un locuteur.
Cette partie de la rationalité naturelle humaine qui est exploitée lors de la compréhension est comme une
mise en abîme de nos processus réflexifs et cette fois non automatiques, ceux qui ont lieu quand nous
réfléchissons, voire quand nous pratiquons la recherche, si vous me permettez une comparaison un peu
outrée. En effet, nos raisonnements intuitifs et spontanés suivent peut-être bien les mêmes schémas
logiques que ceux que nous utilisons dans la recherche : nous produisons des hypothèses, que nous
confrontons à l’observation (expérimentale ou non), qui nous permet ensuite de réviser ou d’affiner nos
hypothèses, et ainsi de suite. Bref : que ce soit spontanément ou non, nous raisonnons selon des
mécanismes fondamentalement semblables, à ceci près que l’activité du chercheur n’est pas astreinte à la
temporalité limitée de l’interprétation, ce qui modifie substantiellement la nature et les effets du risque
d’erreur.
Dire que « l’interprétation des énoncés est procédurale » n’a de valeur qu’en tant qu’hypothèse plausible.
Car, scientifiques que nous sommes, nous vivons d’hypothèses et non de certitudes. Nous entretenons le
doute prudent et non la croyance ou l’opinion. Certains pourraient en avoir peur et préféreraient ne
produire aucune hypothèse, aucune généralisation, juste quelques observations ponctuelles sur lesquelles
le risque d’erreur est réduit. Je crois au contraire que nous devons admettre le risque intellectuel de
produire des hypothèses qui s’assument en tant que telles. Si nous le faisons, c’est que nous pensons non
seulement que nos hypothèses sont plausibles, mais aussi qu’elles sont les plus adéquates possible pour
décrire et expliquer les faits que nous observons ; d’où la confrontation au matériau expérimental ou
empirique. Mais ce ne sont toujours que des hypothèses, et, davantage encore peut-être que tout-un-
chacun, le scientifique doit bien se garder de convertir ses hypothèses en certitudes absolues, quelque
parlantes qu’elles puissent être, quelque élégantes qu’elles fussent, quelque sens qu’elles puissent sembler
produire, sous peine de construire une idéologie apparemment dissipatrice de tout brouillard, mais en fait
souvent très floue, à l’instar de beaucoup de penseurs postmodernes dont la linguistique, aussi, a pâti. Au
contraire, le travail scientifique consiste à découvrir des théories, qui, bien souvent, créeront de nouveaux
brouillards, bien qu’ayant ouvert un espace de clarté qui permet d’avancer un peu plus loin sur le sentier.



Eléments bibliographiques
Arnauld A. & Lancelot C. (1660), Grammaire générale et raisonnée. 2e édition 1810, Paris : Masson.
2003 : Genève : Slatkine Reprints.
Banfield A. (1995), Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre [1982], Paris : Seuil.
Ducrot O. (1984), Le dire et le dit, Paris : Minuit.
Saussure L. de (2003), Temps et pertinence. Eléments de pragmatique cognitive du temps, Bruxelles : De
Boeck.
Saussure L. de (2008), « Maintenant : présent cognitif et enrichissement pragmatique », in Vuillaume M.
(éd.), Ici et Maintenant, Cahiers Chronos 20, 53-76.
Saussure, L. de & B. Sthioul (2005), « Imparfait et enrichissement pragmatique », in Labeau E. & P.
Larrivée (éds), Nouveaux développements de l'imparfait. Cahiers Chronos 14, Amsterdam/New York :
Rodopi, 103-120.
Sperber D. & Wilson D. (1978), « Les ironies comme mention », Poétique 36, 399-412.
Sperber D. & Wilson D. (1995), Relevance. Communication and Cognition, Oxford: Blackwell. 1e
edition: 1986.

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Lecon Inaugurale

  • 1. Langage, sens, interprétation Leçon inaugurale à l’occasion de sa nomination comme professeur titulaire de la chaire de linguistique et analyse du discours à l’Université de Neuchâtel. Prononcée le 17 septembre 2008 en l’aula d’uni-Mail. Louis de Saussure Université de Neuchâtel Je ne sais plus quel père du désert disait que plus on progresse dans la connaissance, plus le brouillard semble s’épaissir. Si la chose est certainement vraie de la connaissance de Dieu, qui est inconnaissable, et donc toujours plus mystérieux, elle l’est aussi, d’un autre point de vue, de celle qui concerne le réel qui nous entoure, toujours plus complexe à mesure que les connaissances s’accroissent, à ceci près que la « progression dans la connaissance » est, dans le cas des sciences, fondée sur la dimension empirique, expérimentale, de la recherche. La démarche scientifique des linguistes n’échappe pas à ce que je nommerai ici l’effet brouillard : plus nous expliquons les causalités du monde, et plus les suivantes sont complexes, requérant sans cesse de nouveaux outils, de nouvelles méthodes, pour affronter des brouillards plus épais encore. Pour autant, la science progresse. Je voudrais aujourd’hui évoquer quelques très petits aspects de la réflexion actuelle sur le problème qui reste, depuis l’aube de ce qu’on appelle les humanités, le plus central pour ce qui est du langage et du discours : la relation entre le langage et la pensée, et, dirions-nous aujourd’hui, la relation entre le discours, c’est-à-dire la communication verbale, et les mécanismes inférentiels, cognitifs, à l’œuvre pour qu’elle fonctionne. Longtemps, on a pensé que le langage était un code transparent pour l’accès à la pensée, et j’y reviendrai en quelques mots d’histoire à ce sujet plus loin. Aujourd’hui, cette idée a été pratiquement abandonnée. Ceux qui continuent à la défendre sont de plus en plus à la peine face à des faits qui, têtus, insistent pour suggérer le contraire. Le langage n’est pas transparent à la pensée, contrairement à l’idée reçue. Il se borne à dissiper un peu du brouillard, mais un gros travail reste à faire une fois le matériau linguistique décodé par un destinataire. Toutefois, ce serait une erreur grave de déposséder la langue, le code, des contraintes très fortes qu’elle opère, et qui, elles aussi, sont insistantes. Par exemple, en dépit de la proximité sémantique entre les deux verbes, la relation causale n’est pas communiquée dans (1) ci-dessous alors qu’elle l’est dans (2) : (1) Socrate décéda en buvant la ciguë. (2) Socrate mourut en buvant la ciguë. En (1), nous obtenons une représentation pragmatiquement implausible, où Socrate décède tout en sirotant une tasse de ciguë, mais nous ne pouvons pas corriger cette interprétation sans supposer un emploi malheureux du verbe décéder. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Probablement parce que mourir, au contraire de décéder, désigne un type d’événement qui peut englober sa propre cause. Par exemple encore, si vous invitez un collègue à dîner mais qu’il vous répond : (3) Merci, j’ai mangé. on comprend qu’il décline l’offre, et ceci n’est pas seulement dû à la recherche de la pertinence des énoncés dans le présent de la conversation, comme Wilson et Sperber l’ont suggéré, mais surtout parce que le passé composé est formé avec un auxiliaire au présent, et que, corollairement, il communique généralement au sujet du présent. D’où la ressemblance étroite entre (4) et (5) ci-dessous :
  • 2. (4) Le directeur est sorti. (5) Le directeur est dehors. De Merci, j’ai mangé, l’interlocuteur ne comprendra donc pas qu’il y a un moment quelconque du passé où le locuteur a mangé, information triviale, mais que l’événement de manger a eu lieu suffisamment récemment pour avoir des conséquences sur une invitation à dîner présente. Par exemple encore, on peut choisir de dire en français (6) ou (7) : (6) Ce que tu peux être belle ! (7) Ce que tu es belle ! alors que l’anglais interdit l’insertion d’un can ou d’un may (l’astérisque signale la bizarrerie de la phrase) : (8) *How beautiful you can / may be ! D’où la production en français d’un effet particulier en (6), où la forme exclamative porte sur la possibilité même d’être belle à un tel degré. Bien entendu, la situation d’énonciation, et en particulier les données qui peuvent être ajoutées par le destinataire à l’énoncé pour le contextualiser adéquatement, sont indispensables à la découverte du sens pleinement intentionné. Mais, n’en déplaise à ceux qui voudraient que le code linguistique soit dépourvu de significations abstraites, le sens n’émerge pas du contexte seul (sauf lorsqu’il y a une non-pertinence absolue de l’énoncé dans les circonstances. Ainsi, les mafieux siciliens ont coutume d’avertir leurs victimes de leur condamnation à mort par la profération d’énoncés complètement incongrus dans les circonstances et assénés de manière très solennelle). Imaginons que je dise à ma secrétaire la phrase suivante, pour reprendre un exemple classique en le compliquant encore : (9) Je me demandais si vous pouviez me donner la liste des notes de mon cours de première année. L’entendant, il y a de très bonnes chances pour qu’elle m’imprime la liste attendue après une réponse de circonstance. Pourtant, cet énoncé est au passé et non au présent (demandais, pouviez), et il faut déjà pouvoir inférer que ma demande existe aussi dans le présent. Je lui demande si elle peut me donner la liste, mais elle n’interprétera pas ma question comme portant sur sa capacité à satisfaire ma demande, auquel cas elle me répondrait simplement « oui » sans rien faire. Sans parler de la grande polysémie du verbe pouvoir. Il faut donc que derrière la question sur sa capacité, elle identifie l’acte de langage de requête. Je lui demande de me donner quelque chose, mais on ne peut pas pour autant dire qu’il s’agisse d’un don du même type qu’un cadeau. Ainsi, donner, comme la plupart des mots, connaît une forte variété d’emplois qu’il convient d’accommoder au contexte : donner une liste est fort éloigné conceptuellement de donner le la, à son tour bien distinct de donner 10 francs pour le train ou de donner la main à papa. Je lui demande une liste de notes, or ce qu’elle me donnera ne sera certainement pas une liste de notes au sens littéral (une série de nombres compris entre 1 et 6). Il s’agira bien entendu d’une liste de notes avec les noms des étudiants correspondants. Mais il faut relever que s’il est clair que je veux faire une statistique sur le taux d’échecs, c’est bien une liste de notes au sens le plus littéral dont j’aurais effectivement besoin. J’y parle des notes de mon cours, mais elle n’ira pas à la recherche de toutes les notes griffonnées par les étudiants pendant l’année. J’y parle enfin de première année, mais il ne s’agit bien sûr pas de la première année où j’ai eu l’honneur de donner cours dans cette maison. Nous pouvons multiplier les exemples à loisir. A Londres, si vous sortez de la gare de Charing Cross, vous verrez un panneau qui vous indique :
  • 3. (10) Please carry children under five in your arms before passing the gates. Bien sûr, il ne s’agit pas pour chacun de trouver impérativement un enfant de moins de cinq ans à transporter dans ses bras pour avoir le droit de passer les portillons. L’autre jour, je vois une porte, derrière laquelle se trouve le fax et les serveurs informatiques d’un bureau ; sur cette porte est indiqué en grosses lettres : (11) Cette porte doit toujours être fermée. Un esprit malin, ne considérant pas l’enrichissement auquel un tel énoncé donne lieu, à savoir quelque chose comme Prière de tenir cette porte fermée, avait ajouté au stylo : « Un mur serait donc préférable ». Que dire encore de « Son moral a baissé » ? La localisation concrète de son moral, bien entendu, n’a pas changé de hauteur. Si le nombre d’étudiants monte, ce n’est pas que le chiffre a été déplacé en hauteur par un administrateur zélé. Et si on me dit « beau temps ! » alors qu’il pleut, je ne prendrai pas l’énoncé pour étrange mais pour ironique. Sauf, bien entendu, si je souffre d’un syndrome qui affecte mes capacités interprétatives, comme certains types d’autismes. Le langage naturel humain n’a de raison d’être que s’il produit du sens. Il s’agit là vraisemblablement d’une trivialité ; ce qui l’est moins, c’est que le code linguistique ne forme qu’un indice, indispensable et complexe certes, mais un indice seulement, du sens qu’il peut servir à communiquer. Le sens est le résultat d’une procédure de compréhension, laquelle implique la sélection d’éléments connus, dans le but de contextualiser adéquatement les énoncés, de sorte à pouvoir formuler une hypothèse plausible sur le vouloir-dire du locuteur. Les contenus véritablement implicites, dont je ne parlerai pas, ne constituent plus aujourd’hui un grand problème. Etonnamment, en tout cas à première vue, ce qui pose des problèmes extrêmement complexes, ce sont les contenus explicites, alors même qu’ils ont l’air d’être les plus simples à comprendre. En tant que sujets parlants, nous réalisons ces opérations sophistiquées de décodage et d’inférence de manière spontanée, automatique, inconsciente et incontrôlable. Or ces opérations, pour être rapides, sont risquées. Risquées dans un premier sens du terme : nous pouvons faire erreur sur le vouloir-dire du locuteur, par exemple en faisant erreur sur la prémisse à sélectionner pour contextualiser l’énoncé, ce qui conduit à un malentendu ; ou sur une intention ironique en fait absente, etc. Elles sont également risquées dans un second sens : notre rationalité est fondée, comme le propose la théorie de la pertinence de Sperber & Wilson, sur une prise de risque économique pour garantir la rapidité du traitement de l’information, par un mécanisme mental issu de l’évolution ; mais une conséquence de cette loi du moindre effort est que l’être humain est sujet à l’exploitation, par un locuteur malveillant, des procédures d’interprétation. L’enchaînement d’arguments, comme sont la plupart des discours, échappe souvent à la consistance logique sans que pour autant les destinataires en soient conscients. Pire, présupposant que le locuteur est pertinent dans les circonstances, des informations évidentes peuvent nous échapper, comme lorsque le journaliste et humoriste Philippe Vandel demande à des passants, en 1999, s’ils sont inquiets du fait que le premier de l’an 2000 tombera un vendredi 13, et que ces derniers ne s’aperçoivent pas du fait qu’un premier ne peut être un treize. Le langage n’est pas simplement intrinsèquement ambigu – puisqu’à chaque phrase imaginable peut correspondre une variété virtuellement infinie d’interprétations en contexte – mais il est fondamentalement sous-déterminé. Ce qui veut dire que le répertoire des expressions linguistiques est considérablement plus petit que celui des concepts accessibles à l’esprit ; que les phrases, dès lors, ne peuvent que ressembler, et j’insiste sur ce point, aux pensées que nous cherchons à exprimer. Qui n’a pas vécu de situations où l’on a beau parler, tenter d’expliquer, avec force détails, mais sans jamais parvenir à faire comprendre par nos énoncés « publics », aussi précisément que nous le souhaiterions, notre pensée « privée », intime. Ainsi, comprendre n’est en fait que la production d’une représentation plus ou moins ressemblante avec le vouloir-dire d’un locuteur. Et la ressemblance se mesure en identité des conséquences : plus les conséquences de la représentation produite sont identiques
  • 4. aux conséquences attendues par le locuteur, plus la ressemblance sera effective (par exemple si je dis « il fait froid » et que mon interlocuteur ferme la fenêtre, il aura enrichi le code de paramètres contextuels qui lui permettront de tirer la conséquence – je souhaite la fermeture de la fenêtre – qui est bien celle que j’espérais). C’est que ces processus, s’ils sont rationnels, déductifs, appartiennent pourtant à une part de la cognition qui n’est pas réflexive : nous n’avons pas, sauf exception, à réfléchir consciemment pour comprendre ce qu’on nous dit. Pour moi, l’étude du système linguistique est ancillaire à l’étude de la communication humaine, la communication verbale, c’est-à-dire le discours, étant le meilleur document que nous ayons pour étudier ce qui se produit lors de la communication en général : la compréhension, ou interprétation, qui produit du sens en contexte, c'est-à-dire l’émergence d’une ou de plusieurs nouvelles hypothèses dans l’environnement cognitif du destinataire, mais également d’autres aspects, comme les effets littéraires, et, bien sûr, l’influence. Si les individus du tableau de Norman Rockwell que nous avons sous les yeux ont des visages si expressifs, c’est qu’ils viennent à l’instant, tour à tour, de comprendre, ce qui suscite un certain nombre d’effets cognitifs chez eux. Ils ont réalisé des inférences qui leur permettent de tirer un contenu explicite, et, peut-être, des contenus implicites divers. On peut croire que la nature piquante de l’information, ici, les incite à la partager. Mais plutôt que parler de partage, mot chargé de connotations symboliques floues qui ne sont donc pas souhaitables, on pourrait dire, mais c’est moins romantique, qu’ayant éprouvé eux- mêmes une modification significative de leurs états mentaux (leurs croyances), par exemple sur un individu au sujet duquel circule une rumeur, qu’ils forment l’hypothèse que le même effet se produira chez autrui. Il faut donc, pour qu’ils choisissent de colporter la rumeur, qu’ils soient en mesure d’attribuer à autrui des effets similaires à ceux qu’ils éprouvent, et donc, il faut qu’ils soient capables d’utiliser quelque chose comme une psychologie intuitive, une représentation quelconque du fonctionnement de l’esprit humain, tel qu’il est à l’œuvre lors de la compréhension et de l’acquisition de croyances nouvelles. Il faut, pour que les êtres communiquent entre eux, qu’ils supposent leur ressemblance mentale fondamentale. Il faut qu’ils disposent de ce qu’on appelle souvent une « théorie de l’esprit » humain, théorie bien entendu inconsciente, qui leur permet d’adopter le point de vue d’autrui, de « se mettre à leur place » ; les expériences montrent que les humains acquièrent cette aptitude à se représenter les représentations que les autres se font du monde, qu’on appelle donc une aptitude métareprésentationnelle, quelque part entre 6 et 8 ans, l’âge même où l’enfant devient capable de comprendre l’ironie, et de nombreux contenus implicites de la communication. Les découvertes qui s’accumulent dans l’escarcelle de la pragmatique cognitive, grâce aux travaux des neuropsychologues, psycholinguistes et cogniticiens, permettent un débat fondé sur le lien entre le langage, sa compréhension, et le fonctionnement mental. Autrement dit, nous sommes à un tournant expérimental, puisque grâce aux diverses techniques d’investigation cérébrale, des données quantifiées viennent enfin nourrir les questions soulevées depuis des siècles dans le champ des humanités à propos du rapport entre le langage et la pensée. John Locke parlait déjà des mots comme de signes qui suscitent l’excitation mentale. Le langage, pensa-t- on en gros jusqu’au tournant du vingtième siècle, faisait correspondre un signe, objet tangible et perceptible, avec un autre élément, privé, intime, intangible, appartenant à la pensée, et qu’il avait pour fonction de désigner. C’est la proposition d’Augustin dans le De Dialectica, qui adapte la conception stoïcienne du signe : en gros, le mot est au concept, ou la phrase est à la pensée, ce que la trace est au pas, ce que la fumée est au feu, ce que la rougeur est à la honte. La forme linguistique est ainsi vue comme fonction de celle de la pensée, tout comme la trace ou la fumée sont causés par le pas ou le feu. Cette conception sera reprise par le premier grand traité systématique de linguistique générale, (bien avant que le terme n’existe) : la splendide Grammaire de Port-Royal, en 1665, articulée d’ailleurs à la Logique du même nom, pose une métaphysique du langage fondée sur un postulat qu’on pourrait déjà appeler
  • 5. cognitiviste par anachronisme. Arnauld et Lancelot, les auteurs, disent en effet que, je cite, « la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondements de la grammaire », grammaire étant ici entendu au sens large comme ensemble de principes régissant les langues. Implicitement ou explicitement, ce postulat ne peut guère que conduire à considérer que la logique de la langue est fonction de la logique naturelle, spontanée, humaine, qui organise la pensée en concepts, propositions et raisonnements, arguments ou discours. Certains préfèrent à « logique naturelle » la notion de « rationalité », certains voient dans cette rationalité un effet d’apparence trompeuse, suggérant au contraire qu’il s’agit là de mécanismes modulaires nés de l’évolution et qui n’ont rien à voir avec le rationnel. Peu m’importe ici de trancher dans ce débat, ni d’évoquer d’autres courants (ils sont nombreux), car le type précis de modèle mental n’importe pas, pour l’instant du moins, dans les faits que la linguistique a pour tâche d’expliquer. La syntaxe générative de Noam Chomsky, et la naissance avec elle, conjointement à la philosophie de l’esprit de Jerry Fodor, des sciences cognitives, se situe en droite ligne de cette tradition naturaliste, réaliste et formelle attachée depuis l’antiquité aux humanités. Ceci tout en conservant le meilleur du structuralisme, saussurien d’abord, qui toucha Chomsky par l’intermédiaire de son maître et ami Jakobson au MIT, pionnier des approches cognitives, et bloomfieldien ensuite, par la tradition de son directeur de thèse Zelig Harris. La sémantique formelle est une autre héritière du formalisme, par les fondations de la philosophie analytique. Et la pragmatique cognitive, théorie cognitiviste de l’interprétation, en est une troisième. Ces trois domaines aujourd’hui sont en dialogue à la fois fécond et conflictuel, chacun d’entre eux entendant contribuer sur le domaine des autres. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, nous corrigerions les auteurs de Port-Royal sur au moins un point, tout en étendant leur ambition sur un autre domaine. D’abord, donc, nous les corrigerions en ceci qu’ils supposent entre un signe et un correspondant mental un lien univoque ; or, à un signe linguistique correspond, en énonciation, un nombre virtuellement infini de possibilités conceptuellement distinctes. Le Cours de linguistique générale issu des notes des étudiants de Saussure, tout en proposant une tout autre version du signe, admet d’ailleurs la même correspondance stricte entre le signifiant et le signifié (la fameuse « bifacialité »), comme au verso d’une page correspond un unique recto, mais tout en reconnaissant la complexité dynamique du problème de la polysémie (je dis cela tout en relevant que les exégètes saussuriens offrent toutes sortes d’analyses alternatives). Ses successeurs détailleront le signifié en sous-parties, mais peineront toujours à expliquer que la polysémie soit aussi généralisée, la traitant encore souvent comme le cas marginal. Elle pose en effet un problème rédhibitoire à la tradition qui veut expliquer les signifiés en termes de conditions nécessaires et suffisantes. Ensuite, nous étendrions leur ambition sur un autre domaine que la structure des langues. Nous leur proposerions de s’intéresser à l’usage de ces structures aux fins de communiquer de l’information, qui n’est ainsi pas simplement « contenue » dans les signes linguistiques. L’avantage qu’Arnauld et Lancelot verraient dans notre siècle se trouve dans les techniques modernes d’investigation empirique et expérimentale. Seraient-ils intéressés de découvrir que la conclusion pas tous les étudiants sont venus à partir de l’énoncé quelques étudiants sont venus ne devient standard qu’entre l’âge de 6 à 8 ans ? Seraient- ils intéressés à recourir à ces méthodes pour répondre à la question de savoir si la compréhension des métaphores passe par un traitement littéral et une réinterprétation ? Si la négation a une portée large ou étroite ? Si les adjectifs fonctionnent mentalement comme des verbes ? Si le style indirect libre mobilise les mêmes ressources que l’ironie ou que la négation métalinguistique, voire que les subordonnées à préface locutoire (« Paul a dit que P ») ou psychologiques (« Paul considère que P ») ? D’innombrables champs d’investigation s’ouvrent, et qui permettent en retour aux psychologues et aux philosophes de revenir avec des hypothèses linguistiques sur des problèmes qui semblaient fort éloignés du langage, comme la subjectivité et même la conscience, ou qui ne faisaient que l’objet de typologies chez les linguistes. Que dire en effet du traitement des déictiques (« moi », « ici », « maintenant ») et des représentations qu’ils activent ? Que dire en effet de l’imparfait dont tant d’usages ne peuvent se
  • 6. comprendre que par la représentation d’un point de vue externe au locuteur ? Et comment savoir ce qu’un interlocuteur prendra pour le contenu explicite de la communication et ce qu’il prendra pour implicite ? Je voudrais regarder maintenant quelques exemples plus précis. Le premier qui retiendra mon attention est l’ironie, que l’on assimile encore souvent, à la suite d’une tradition ancienne, à un effet de style qui aurait pour fonction de communiquer le contraire de ce qui est dit (l’ironie serait ainsi un trope antiphrastique). Nous savons depuis les travaux de Sperber & Wilson (1978), et dans une mesure proche, de Ducrot (1984), que l’ironie consiste en fait à représenter le caractère ridicule d’un énoncé (et de son auteur présumé ou imaginaire) dans les circonstances, comme dans les exemples suivants bien connus (on relèvera que (13) ne dit pas « le contraire » de « il pleut à verse », puisque « il pleut à verse » implique qu’il pleuve aussi « quelques gouttes ») : (12) Beau temps pour un pique-nique ! [alors qu’il pleut]. (13) Il pleut quelques gouttes. [alors qu’il pleut à verse]. Ducrot tient pour une explication très symbolique : de tels énoncés sont polyphoniques et font entendre la distanciation du locuteur face au propos ridicule d’un tiers réel ou imaginaire. Autrement dit, les énoncés ironiques permettent d’émettre un jugement de valeur sur un individu, qu’il s’agisse d’un être fictif dont on se moque, ou par exemple de l’interlocuteur qui aurait dit, la veille, qu’il ferait beau, ou qu’il ne pleuvrait aujourd’hui que quelques gouttes. Sperber & Wilson ont une explication beaucoup plus terre-à- terre : l’ironie permet au locuteur de poser un jugement sur une proposition – un type d’attitude propositionnelle – : c’est la forme linguistique qui est ridicule dans les circonstances. Je penche personnellement pour une voie médiane : l’énoncé est déclaré inadéquat, mais c’est bien l’acte de langage d’un individu, réel ou fictif, qui est l’objet du jugement de ridicule, puisqu’un être subjectif doit être engagé dans l’ironie (car je ne vois pas ce que signifie l’hypothèse qu’un énoncé soit en lui-même ridicule, et encore moins mordant ou glacial comme peut l’être l’ironie). Ce qui me semble toutefois plus intéressant, et qui converge vers cette hypothèse, réside en ceci que l’ironie n’est pas paraphrasable par une proposition complète. Ainsi, (14) n’a plus rien d’ironique : (14) Tu as dit qu’il ferait beau temps, or il pleut, et tu es rétrospectivement ridicule. De la sorte, l’ironie exprime un contenu pour lequel il n’existe aucune explicitation possible. De ce fait surgit une question complexe : de quelle nature est ce contenu ? Une seule hypothèse semble plausible : il s’agit d’un contenu subjectif, attitudinal, que nous ne pouvons guère que formuler trivialement : une attitude « ironique », qu’il serait bien difficile de décrire précisément (ce genre de problème est l’équivalent du mur de Planck pour les linguistes). Cette attitude « ironique » ne se rend accessible que par le caractère inféré, implicite, de l’inadéquation de la formulation, étant données les informations mutuellement manifestes aux interlocuteurs. Le destinataire, présupposant la pertinence de ce qui lui est dit, ne peut la trouver dans une interprétation littérale. Il doit donc découvrir ce que le locuteur cherche à communiquer par une telle forme. Il le fait en supposant qu’il s’agit d’une métareprésentation : le locuteur représente la pensée (ou la parole) d’un tiers, qui s’en trouve ridiculisé. Le style indirect libre entretient une ressemblance étroite avec l’ironie, car il fonctionne avec des paramètres similaires : il est implausible que le locuteur entretienne lui-même la représentation communiquée explicitement, et il faut donc attribuer ce contenu à une entité subjective autre que le locuteur au moment de la parole. Ici, ce tiers ne sera toutefois pas (nécessairement) représenté comme ridicule, mais le fait même de représenter indirectement la pensée ou la parole de ce tiers sans marque explicite permet de susciter des effets attitudinaux de la part du locuteur. Le style indirect libre se rencontre typiquement dans la littérature, mais il se trouve aussi dans la conversation ordinaire. En voici quelques exemples (en italiques) : (15) Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s’arrêtant devant les plates-bandes, devant l’espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses
  • 7. d’autrefois qu’elle connaissait si bien. Comme le bal lui semblait loin ! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? (Flaubert, Madame Bovary). (16) Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque! Et elle, Madame Arnoux, comment la revoir maintenant? (Flaubert, L’Education sentimentale). (17) Y a Paul qu’est passé jeudi soir. Tu sais comme il est : il était cassé, tout le monde était après lui, ses 200 francs c’était maintenant qu’il les lui fallait, et tout ça. Dans ces cas de figure, le locuteur (l’auteur, pour (15) et (16)) ne déclare pas explicitement qu’il représente des représentations (pensées, énoncés) imputables à autrui (ci-dessus, respectivement Emma, Frédéric et Paul). Il en ressort un effet beaucoup plus complexe que si ces pensées ou paroles avaient été rapportées explicitement. En effet, un verbe introducteur – psychologique ou locutionnaire – eut identifié l’état mental (s’il s’agit d’une pensée rapportée) ou l’acte de langage (s’il s’agit de parole rapportée), forçant une représentation objectivée. Les émotions d’Emma, de Frédéric ou de Paul, si elles étaient ainsi présentées, se trouveraient représentées de manière externe, selon le point du vue du locuteur, et non imaginées dans leur plus grande complexité : (15’) Emma fut saisie de ce que le bal lui semblait loin. Elle se demanda qui écartait… (16’) Frédéric eut peur à la perspective de passer pour un hâbleur, un drôle, un polisson… Et il se demanda comment revoir Madame Arnoux désormais. (17’) Tu sais comme il est. Il se plaignait d’être cassé, et répétait que tout le monde est après lui… On associe souvent le style indirect libre à une fonction d’identification du destinataire au personnage ou à l’individu dont on représente les paroles ou les pensées. En réalité, je suggérerais plutôt que l’identification est un pré-requis pour l’interprétation de ces effets, puisqu’il est nécessaire, pour saisir les états mentaux, émotions, etc., qui sont ainsi évoqués, de faire usage de notre capacité métareprésentation- nelle, de notre psychologie intuitive. En effet, c’est par son usage que nous pouvons nous représenter le point de vue subjectif de l’individu auquel les représentations sont attribuées : sur la base des propos ou pensées représentées, nous reconstituons automatiquement l’état émotionnel plausible qui a pu provoquer un tel dire ou une telle pensée. De la sorte, nous imaginons des émotions beaucoup plus sophistiquées que leur verbalisation par l’un des éléments du lexique ne l’aurait permis. Ainsi, la motivation principale du style indirect libre n’est pas l’identification mais la subtilité de l’effet cognitif qu’il amène. Mais ce n’est pas tout : interpréter les effets de style indirect libre revient souvent également à attribuer une attitude au locuteur au sujet des pensées ou propos qu’il rapporte, et in fine à propos du personnage lui-même. Cela n’est sans doute pas obligatoire, l’effet que je viens de décrire pouvant être suffisant. Mais il est possible de spéculer sur une attitude de Flaubert à propos d’Emma ou de Frédéric qui serait rendue par ce biais, de la compassion, ou peut-être une certaine ironie en (16). En (17), l’effet est plus complexe, bien que conversationnel, puisque le fait de représenter le point de vue subjectif de Paul permet au locuteur non seulement de s’en distancier (Paul a donc une attitude inappropriée d’une manière ou d’une autre) mais aussi de montrer ce que lui-même a dû ressentir en entendant Paul s’exprimer jeudi soir. De la sorte, non seulement nous interprétons les faits (à savoir le propos tenu par Paul), mais aussi quelque chose de l’état mental de Paul, quelque chose de l’état mental du locuteur au moment où il rapporte les événements (agacement) et quelque chose de l’état mental du locuteur au moment où il écoutait les paroles de Paul. Tout cela, en un seul énoncé, et grâce à nos capacités naturelles d’attribuer à autrui des fonctionnements psychologiques. Nous voyons donc que la frontière entre l’ironie et le style indirect libre n’est pas nette, voire qu’il s’agit d’un seul et même phénomène général, réalisé de manière un peu différente. Dans l’exemple suivant, que les linguistes préféreraient ne pas catégoriser comme style indirect libre, des effets très proches sont pourtant suscités :
  • 8. (18) Mon père en m’embrassant fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager encore : Jean- Jacques, me disait-il, aime ton pays (Jean-Jacques Rousseau, Confessions). Ici, l’effet obtenu est de rendre le point de vue d’un individu qui n’est pas le locuteur mais le locuteur enfant entendant son père lui parler. En d’autres termes, il n’y a pas d’effet de style indirect libre qui serait dans la parole rapportée du père, mais il y a un effet apparenté, qui concerne le fait d’évoquer le point de vue subjectif de Rousseau enfant vivant un événement significatif. Comment cet effet est-il obtenu ? Grâce à l’imparfait de disait. L’imparfait (comme le conditionnel) est l’un des ingrédients typiques du style indirect libre (on en retrouve des formes dans les exemples déjà mentionnés, d’ailleurs). Ici, en particulier, nous avons affaire à un cas d’imparfait narratif : l’imparfait, qui exprime un événement saisi de l’intérieur, présente un conflit avec le verbe dire, (complémenté par une parole bien particulière et non récurrente), puisque l’action de dire est conçue comme ponctuelle. Disait oblige à se représenter cette parole en train d’être prononcée, ce qui provoque l’instanciation d’un point de vue subjectif en train de vivre les événements, en l’occurrence ici celui de Rousseau enfant. D’où, par le mécanisme que nous connaissons, la représentation d’états psychologiques complexes, à quoi s’ajoutent les effets attribuables au locuteur lui-même, Rousseau adulte, évoquant, avec émotion, l’émotion de Rousseau enfant vivant un fait marquant. Aucune forme linguistique développée ne pourrait rendre ce que rendent l’ironie, le style indirect libre ou d’autres cas de métareprésentation implicite, comme cet imparfait narratif. Les formes qui favorisent l’inférence d’une série d’états mentaux représentationnels et émotionnels attribuables à autrui sont connues (notamment depuis le livre célèbre d’Ann Banfield et indépendamment des critiques qui lui sont imputables) : temps verbaux imperfectifs, mais aussi expressions « déictiques » (dont le sens n’émerge que par référence à une situation d’énonciation, comme ici, maintenant, aujourd’hui…), exclamations, questions interprétées comme relevant d’une 3e personne… Bien qu’aucune ne suffise, le critère ultime étant celui de la pertinence de l’interprétation, ces expressions partagent toutes une dimension subjective. L’imparfait force la saisie interne des faits, ce qui induit, dans certains cas, la représentation de l’appréhension interne de ces faits comme par l’œil d’un témoin. Les déictiques supposent un être subjectif qui sert d’origine, pour déformer un peu le mot d’origo de Karl Bühler, et nous dirions origine proprioceptive dans le calcul du temps et de l’espace : attribuer un déictique à autrui revient à représenter sa proprioception, la perception interne qu’il a de lui-même (Saussure 2008). La question suppose un être subjectif qui la pose, et l’exclamation de même. Ces êtres subjectifs peuvent être différents du locuteur, et cela se produit lorsqu’il est implausible qu’il s’agisse là d’une pensée ou d’une parole de la responsabilité du locuteur lui-même. De nombreux autres adverbes font cet usage particulier de notre capacité métareprésentationnelle, comme déjà ou enfin qui suscitent parfois l’évocation d’une émotion, surprise ou soulagement, vécue face à l’événement sur lequel ils portent. On le voit : nul besoin pour traiter ces cas de faire appel à une version psychanalytique, ou symbolique, de la subjectivité, ni d’invoquer la genèse empathique d’émotions miroir, bien que la recherche sur les « neurones miroirs » pourrait nous inciter à le faire un jour. L’important, ici, est de signaler que ces effets sont, lorsqu’ils sont produits linguistiquement, déterminés sémantiquement et pragmatiquement. Leur interprétation, comme l’interprétation du langage en général, c’est-à-dire la production de sens, n’est pas un fait « au hasard ». Il est plausible – mais les scientifiques ne vivent que d’hypothèses toujours plus plausibles quand elles ne sont pas falsifiées – que des principes les régissent, comme une loi d’économie générale fondée sur la recherche de ces effets, comme le suggèrent Sperber & Wilson sous le nom de pertinence, ou d’autres chercheurs sous d’autres principes d’équilibrage. Le modèle que je cherche à développer, et qui s’est jusqu’ici surtout attaché à expliquer la production des données temporelles, part du principe que comprendre est un processus, ou, mieux, une procédure. Ainsi, certaines expressions nous indiquent quel type d’information contextuelle doit être trouvée pour obtenir un résultat, qui sera ensuite confronté aux résultats produits par les autres contextualisations suscitées par d’autres expressions. Une hiérarchie d’importance entre ces différents paramètres vient provoquer l’enrichissement d’une
  • 9. interprétation littérale vers une interprétation non littérale mais davantage productrice d’effets, afin de produire une hypothèse sur l’intention, c’est-à-dire le vouloir-dire, du locuteur. Ce qui est encodé, c’est-à- dire ce qui est mentalement associé au code linguistique – la signification des éléments lexicaux et la forme logique de la phrase – permettent d’obtenir, grâce à une première contextualisation, le sens explicite. Ainsi, de J’ai mangé, une première étape permet d’obtenir quelque chose comme Le locuteur est dans l’état dans lequel on est quand on a mangé. Ici, cette première étape fait directement intervenir la procédure codée par le passé composé, qui, comme indiqué plus haut, demande (sauf dans certaines circonstances qu’il serait trop long d’évoquer ici) de tirer une conséquence vraie dans le présent. Ensuite une procédure purement pragmatique prendra le relais, qui ne fait plus intervenir le code mais le sens explicite obtenu, et qui, par déduction, produira l’inférence du refus de l’invitation à dîner. C’est à dérouler dans le détail les procédures encodées par les formes linguistiques que travaille la pragmatique procédurale (Saussure 2003). Ses sorties ouvrent vers les contenus non vériconditionnels, c’est-à-dire non purement descriptifs, comme les contenus subjectifs (points de vue et attitudes) évoqués plus haut. Mais elle ouvre aussi vers l’étude de faits discursifs dans un sens plus large, comme la persuasion et l’argumentation, en particulier l’étude de ce que la littérature nomme les biais interprétatifs. Deux brèves parenthèses, avant de conclure, s’imposent ici. Tout d’abord, de nombreuses interrogations subsistent au sujet de l’intentionnalité. Beaucoup de chercheurs admettent l’existence d’états mentaux intentionnels, et, en retour, de notre capacité innée à développer une aptitude d’identification des intentions en général, et communicatives en particulier. D’autres chercheurs, inscrits dans une vision plus socialement déterministe, préfèrent penser que les états mentaux n’existent pas ou sont insondables, malgré les progrès de la recherche sur le cerveau, et que donc nous n’aurions rien qui puisse ressembler à des intentions. Peu m’importe ici, bien que tout me porte à prendre au sérieux l’intuition de bon sens que nous avons bel et bien de tels états mentaux. Peu m’importe, car il suffit de dire que pour se comprendre, les sujets parlants s’attribuent mutuellement des intentions, qu’elles existent ou non. Nous nous demandons « Qu’a-t-il voulu dire ? ». Nous cherchons parfois ce qu’un locuteur a voulu manifester. Cette recherche, lorsqu’elle est consciente, montre que quelque chose est resté manquer de clarté dans le stimulus linguistique après le premier processus, fondamental, d’interprétation. Mais en général, cette recherche est inconsciente, automatique, spontanée, se déroule selon des règles intuitives de production de sens en contexte. Deuxièmement se pose la question de la méthode de travail. Les linguistes sont partagés entre ceux qui jugent l’utilisation du « corpus » comme seule et unique matière observable possible, et ceux qui considèrent que l’on peut aussi travailler à partir des intuitions des sujets parlants, et notamment la sienne propre. Les premiers considèrent que l’intuition linguistique n’est pas fiable, voire qu’elle n’existerait pas, car elle serait trop variable d’un individu à l’autre. Les seconds considèrent plutôt que l’intuition linguistique est simplement la capacité sous-jacente sans laquelle nous ne pourrions expliquer que certaines formes linguistiques seulement peuvent être produites dans sa langue maternelle sans effet de bizarrerie, et qui explique également la production de l’interprétation des énoncés elles-mêmes. L’intuition linguistique, à savoir notre capacité à manier la langue naturellement, serait alors un fait dont la démarche linguistique non seulement ne peut que tirer parti, mais dont elle ne peut pas faire l’économie. En revanche, une chose est sûre : ce dont nous ne disposons pas, c’est d’une bonne intuition métalinguistique, c’est-à-dire d’intuitions fiables qui expliqueraient le fonctionnement du langage. Les explications que nous voudrions donner spontanément pour les formes linguistiques ne sont d’aucune fiabilité. Nous ne ferons jamais d’étrangeté dans le placement de l’adjectif en français : un locuteur natif, sauf pour faire un effet poétique, dira spontanément Paul a acheté une voiture rouge et non *Paul a acheté une rouge voiture (dans ce cas, l’adjectif est après le nom) ; mais sans aucun effet poétique, il pourra dire Paul a acheté une vieille voiture en face de voiture vieille, également possible mais avec un effet de sens différent : ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet... Pourtant, expliquer à quelles conditions s’opère le placement de l’adjectif, avant ou après le nom qu’il modifie, fait l’objet de livres épais, émis par des chercheurs après de longues années de travail. La chose est vraie pour tous les
  • 10. domaines de la syntaxe, de la sémantique et bien sûr de la pragmatique. Certes, nous n’avons pas d’intuitions métalinguistiques – explicatives – claires : l’explication des faits linguistiques ne relève donc pas d’une capacité assimilable à la compétence que nous avons de faire des phrases et d’en rejeter d’autres. La chose vaut également pour la compréhension et même pour ce qui suit la compréhension, notamment la genèse d’hypothèses à propos d’intentions complexes du locuteur. C’est pour cette raison que le travail des linguistes est notamment d’étudier les intuitions des sujets parlants (par exemple d’étudier la compréhension produite par une forme dans un contexte). Leur travail se trouve considérablement renouvelé en ce XXIe siècle, parce qu’il s’interface aujourd’hui avec la psychologie cognitive, qu’il renseigne, et dont il tire de précieux renseignements, qui apportent des éclairages vraiment nouveaux sur des problèmes anciens posés par les philosophes et les grammairiens. Comprendre un énoncé verbal, en somme, c’est produire spontanément une hypothèse, laquelle peut ensuite servir de base pour un certain nombre de conjectures supplémentaires, au-delà de la compréhension du message, et qui peuvent servir à envisager, par exemple, quels éléments peuvent être susceptibles d’entrer ultérieurement dans la conversation et dans quel but, ou tout simplement de mettre ensemble les informations présentées pour évaluer le caractère convaincant ou non d’un argument, ou tout simplement questionner la compétence ou la bienveillance d’un locuteur. Cette partie de la rationalité naturelle humaine qui est exploitée lors de la compréhension est comme une mise en abîme de nos processus réflexifs et cette fois non automatiques, ceux qui ont lieu quand nous réfléchissons, voire quand nous pratiquons la recherche, si vous me permettez une comparaison un peu outrée. En effet, nos raisonnements intuitifs et spontanés suivent peut-être bien les mêmes schémas logiques que ceux que nous utilisons dans la recherche : nous produisons des hypothèses, que nous confrontons à l’observation (expérimentale ou non), qui nous permet ensuite de réviser ou d’affiner nos hypothèses, et ainsi de suite. Bref : que ce soit spontanément ou non, nous raisonnons selon des mécanismes fondamentalement semblables, à ceci près que l’activité du chercheur n’est pas astreinte à la temporalité limitée de l’interprétation, ce qui modifie substantiellement la nature et les effets du risque d’erreur. Dire que « l’interprétation des énoncés est procédurale » n’a de valeur qu’en tant qu’hypothèse plausible. Car, scientifiques que nous sommes, nous vivons d’hypothèses et non de certitudes. Nous entretenons le doute prudent et non la croyance ou l’opinion. Certains pourraient en avoir peur et préféreraient ne produire aucune hypothèse, aucune généralisation, juste quelques observations ponctuelles sur lesquelles le risque d’erreur est réduit. Je crois au contraire que nous devons admettre le risque intellectuel de produire des hypothèses qui s’assument en tant que telles. Si nous le faisons, c’est que nous pensons non seulement que nos hypothèses sont plausibles, mais aussi qu’elles sont les plus adéquates possible pour décrire et expliquer les faits que nous observons ; d’où la confrontation au matériau expérimental ou empirique. Mais ce ne sont toujours que des hypothèses, et, davantage encore peut-être que tout-un- chacun, le scientifique doit bien se garder de convertir ses hypothèses en certitudes absolues, quelque parlantes qu’elles puissent être, quelque élégantes qu’elles fussent, quelque sens qu’elles puissent sembler produire, sous peine de construire une idéologie apparemment dissipatrice de tout brouillard, mais en fait souvent très floue, à l’instar de beaucoup de penseurs postmodernes dont la linguistique, aussi, a pâti. Au contraire, le travail scientifique consiste à découvrir des théories, qui, bien souvent, créeront de nouveaux brouillards, bien qu’ayant ouvert un espace de clarté qui permet d’avancer un peu plus loin sur le sentier. Eléments bibliographiques Arnauld A. & Lancelot C. (1660), Grammaire générale et raisonnée. 2e édition 1810, Paris : Masson. 2003 : Genève : Slatkine Reprints. Banfield A. (1995), Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre [1982], Paris : Seuil.
  • 11. Ducrot O. (1984), Le dire et le dit, Paris : Minuit. Saussure L. de (2003), Temps et pertinence. Eléments de pragmatique cognitive du temps, Bruxelles : De Boeck. Saussure L. de (2008), « Maintenant : présent cognitif et enrichissement pragmatique », in Vuillaume M. (éd.), Ici et Maintenant, Cahiers Chronos 20, 53-76. Saussure, L. de & B. Sthioul (2005), « Imparfait et enrichissement pragmatique », in Labeau E. & P. Larrivée (éds), Nouveaux développements de l'imparfait. Cahiers Chronos 14, Amsterdam/New York : Rodopi, 103-120. Sperber D. & Wilson D. (1978), « Les ironies comme mention », Poétique 36, 399-412. Sperber D. & Wilson D. (1995), Relevance. Communication and Cognition, Oxford: Blackwell. 1e edition: 1986.