L. de Saussure & Laura Baranzini. 2009. Deixis temporelle argumentative: remarques sur le français maintenant et les italiens ora et adesso. In : Christiane Maass / Angela Schrott (ed.): Wenn Deiktika nicht zeigen: Grammatikalisierung und Polyfunktionalität deiktischer Formen in den romanischen Sprachen, Münster, Hamburg: Lit-Verlag, 53-71.
L’étrange cas de "puis" en usages discursif et argumentatif
Deixis temporelle argumentative: remarques sur le français maintenant et les italiens ora et adesso
1. In : Christiane Maass / Angela Schrott (ed.): Wenn Deiktika nicht zeigen:
Grammatikalisierung und Polyfunktionalität deiktischer Formen in den
romanischen Sprachen, Münster, Hamburg: Lit-Verlag, 53-71.
Deixis temporelle argumentative: remarques sur le
français maintenant et les italiens ora et adesso
LAURA BARANZINI (Genève), LOUIS DE SAUSSURE (Neuchâtel)
1. Introduction
Cet article a pour objectif d’amener des éléments de réflexion à propos
d’un problème encore peu abordé dans la littérature, celui des déictiques
en usage argumentatif, à la lumière du français et de l’italien.
Les traditions scientifiques qui se sont intéressées au sens des déictiques,
ou indexicaux, se partagent en deux grands courants principaux, l’un plus
sémantique, et suscitant l’intérêt de philosophes du langage de la tradition
analytique anglo-saxonne, et l’autre plus pragmatique, trouvant ses racines
plutôt dans les travaux français sur l’énonciation. Les premiers (D. Kaplan,
J. Perry, H. Castañeda, F. Recanati, E. Corazza, A. Reboul par exemple)
ont essentiellement cherché à résoudre la question de savoir à quoi réfère
l’expression indexicale, et comment l’expression indexicale permet de
spécifier son référent. Autrement dit, le problème important en sémantique
est un problème référentiel. Pour les seconds, la question principale soule-
vée par les déictiques n’est pas là : les déictiques sont vus avant tout
comme des marques linguistiques liées d’une manière particulière à la
subjectivité (bien que la subjectivité soit aussi évoquée par la tradition
analytique, cf. Perry 1979). C’est en s’intéressant à la linguistique de la
parole, comme suite du projet saussurien, que Bally, Benveniste et tant de
leurs successeurs vont associer parole, à savoir quelque chose comme
l’usage du langage, la pragmatique, à la manifestation par un locuteur de
sa « subjectivité » à l’intention d’un interlocuteur. Pour Benveniste et la
tradition qui a suivi, d’ailleurs, il faut préférer le terme d’énonciation, qu’il
oppose à parole, précisément dans le but d’inscrire l’usage du langage
dans une perspective subjectiviste et interactionnelle, au sens où le langage
aurait un rôle constitutif de cette subjectivité. Mais de manière générale, la
question des usages argumentatifs des expressions déictiques est largement
laissée de côté ; même dans la tradition benvenistienne, de tels effets ne
sont pas théorisés autrement que par un recours à l’idée que dans un usage
2. 2 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
argumentatif, maintenant permet le renvoi à la temporalité argumentative
parce qu’il renvoie automatiquement à la situation d’énonciation.
Dans des travaux récents qui se situent dans le cadre de la pragmatique
post-gricéenne cognitive, Saussure (2008) suggère que le déictique encode
un mode d’appréhension particulier de l’élément référentiel concerné. Un
mode d’appréhension interne, subjectif, peut-être primitif comme le propo-
sait Bühler à travers la notion d’origo, sans qu’il faille imaginer pour au-
tant un paramètre irréductible et inanalysable. Chez Bühler (1934), il s’agit
d’expressions renvoyant à un centre de conscience originel, profond, qui
est l’origine de toute référence, et relèvent de la monstration (ad oculos ou
ad fantasma). On trouve déjà chez Bréal (1897: 207) l’idée que le pronom
est « plus instinctif », plus « primitif », « plus facilement commandable par
le geste ». On trouve donc dans cette tradition, qui trouve son apogée avec
Benveniste, l’idée d’un mécanisme cognitif fondamental lié à la référence
mais aussi à la subjectivité.
Nous pourrions dire que l’expression déictique représente la conscience
qu’un individu a de l’élément situationnel, qu’il s’agisse du locuteur ou
qu’il s’agisse d’un énonciateur allocentrique (pour une élaboration, cf.
Saussure 2008). En d’autres termes, l’objectif ultime de la recherche sur la
deixis doit pouvoir être de traiter à la fois les processus référentiels eux-
mêmes et les modes d’appréhension des référents : le ici, maintenant, dans
une heure, tu… est celui d’un être subjectif ou représenté comme tel.
Les problèmes les plus épineux se posent lorsque le déictique ne montre
pas directement le lieu de sa référence, mais force i) soit à transiter par un
lieu intermédiaire, cas passablement traité dans la littérature, ii) soit ne
concerne pas son domaine typique de dénotation.
Le premier cas est représenté par des exemples comme (1), (2), (4) et (5) :
(1) (message du répondeur) : Je ne suis pas là en ce moment.
Ici, où nous reprenons un exemple classique en anglais (mais où nous re-
marquons que l’exemple anglais I am not here now est implausible en tra-
duction littérale française), la référence indexicale se fait par l’origo du
destinataire et non du locuteur, un peu comme en lecture différée.
(2) Qu’allait-il faire maintenant?
En (2), le processus référentiel passe par un origo allocentrique : ce n’est
ni celle du locuteur ni celle du destinataire, mais l’accès à la conscience
présente d’un individu au passé; c’est le type du style indirect libre. Or le
3. Deixis temporelle argumentative 3
style indirect libre exclut le passage par une expression anaphorique de
substitution, comme l’imposerait le récit non focalisé:
(3) ? Qu’allait-il faire à ce moment-là?
D’autres cas marqués concernent le passage par un index référentiel abs-
trait, comme en (4) où le texte est représenté comme prononcé par un
chien sur une affichette devant un magasin:
(4) Je reste ici.
Dans certains cas, Récanati (2001 et 2008) voit un usage démonstratif et
non déictique ; ainsi, dans l’exemple suivant, maintenant renverrait à une
temporalité pour laquelle aucune expression ne serait substituable et qui ne
nécessiterait pas le recours à une déixis allocentrique:
(5) Durant l’été 1829, Aloysia Lange, née Weber, rendit visite à Ma-
ry Novello dans sa chambre d’hôtel de Vienne. Aloysia, cette
chanteuse autrefois adulée, maintenant une vieille dame de
soixante-sept ans, fit à Mary l’impression d’une femme usée se
lamentant sur son destin (Recanati 2001 d’après Predelli 1998 ci-
tant W. Hildesheimer).
Dans Saussure (2008), il a été suggéré que de tels cas se réduisent en fait
au style indirect libre, le sujet d’origo allocentrique étant le narrateur (ex-
clu de la discussion par les auteurs qui traitent cet exemple).
Nous ne nous attacherons pas ici à ces cas, mais à la deuxième catégorie,
traitée la première fois en français par Nef (1978) dans un cadre autre que
textuel. Il s’agit-là du prototype de l’usage argumentatif de maintenant:
(6) Bien sûr, tu es majeur. Maintenant, moi, je t’interdis de le faire.
(7) Julie et Marcel se voient souvent ces temps-ci. Maintenant, ça ne
veut pas dire qu’ils sortent ensemble.
Dans ces exemples (Nef 1978, 154 et 156), maintenant n’a pas une tempo-
ralité référentiellement externe au discours lui-même : il ne porte sur aucun
événement hormis celui de l’énonciation elle-même.
Sans avoir l’ambition de résoudre en profondeur les problèmes posés par
ce type d’emplois, nous proposerons quelques observations générales à
l’exemple du français, puis nous détaillerons quelques différences notables
entre les deux candidats à la déixis présente en italien (adesso et ora) pour
4. 4 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
suggérer enfin quelques éléments des procédures pragmatiques encodées
par ces déictiques.
Par procédure pragmatique, nous entendons le parcours inférentiel com-
mandé par une expression à statut procédural. La littérature pragmatique
cognitive sépare depuis Blakemore (1987) les expressions linguistiques
entre celles qui ont un contenu conceptuel et celles qui remplissent une
fonction discursive, qu’elles aient in fine ou non un contenu conceptuel
source. Les déictiques ont été parmi les premières des expressions considé-
rées comme procédurales : elles encoderaient des procédures simples et
fondamentales comme « trouvez le locuteur/l’interlocuteur » (pour je / tu /
vous), « saturez la référence temporelle au moment de l’énonciation »
(pour maintenant), etc. Elles ont été également considérées comme procé-
durales dans la littérature des expressions comme les connecteurs de ma-
nière générale, y compris temporels, mais aussi différents types
d’expressions grammaticales, comme les temps verbaux (Moeschler 1998).
Dans Saussure & Sthioul (2002), les expressions sont considérées comme
procédurales si l’ensemble de leurs effets de sens n’est pas prédictible sur
la base d’une entrée conceptuelle. La perspective adoptée dans cet article
est celle de la pragmatique procédurale, développée en particulier sur les
temps verbaux dans Saussure (2003). Dans cette perspective, nous tentons
d’identifier un noyau sémantique sous-déterminé et des conditions spéci-
fiques d’enrichissement pragmatique sous lesquelles on obtient la sortie
interprétative observée.
2. Maintenant en usage argumentatif: considérations générales
Si la signification encodée par les indexicaux de manière générale est sous-
déterminée (à savoir que leur spécification contextuelle fait directement
intervenir le contexte), alors les indexicaux sont des indices d’origo plus
ou moins contraints : de par leur nature même, ils peuvent donner lieu,
potentiellement, à divers types d’effets en lien avec la deixis mais qui ne
s’y réduisent pas nécessairement. De ce fait, il n’y a guère d’étonnement à
avoir qu’ils puissent apparaître métalinguistiquement comme marqueurs de
la structuration discursive ou manifestant la temporalité de l’énonciation.
Qu’il s’agisse des exemples de Nef ci-dessus, où une interprétation con-
trastive intervient, ou d’exemples en quelque sorte plus basiques, comme
(8) ci-dessous, où seule la temporalité de l’énonciation est vraiment dési-
5. Deixis temporelle argumentative 5
gnée; nous parlerons alors de deixis discursive, réservant ainsi le terme de
deixis argumentative aux exemples de type (6) et (7)1 :
(8) Passons maintenant au deuxième exemple.
L’explication pourrait être finalement fort simple : la possibilité d’utiliser
un déictique comme maintenant pour référer à la déixis de l’énonciation
semble évidente puisqu’il s’agit toujours de deixis. Mais pour les usages
vraiment argumentatifs, comme (6) et (7), les choses sont plus probléma-
tiques, car au moins deux grandes pistes explicatives peuvent s’ouvrir,
l’une simple, dont nous suggérerons qu’elle n’est pas la bonne, et l’autre,
plus complexe.
La première consiste à suivre la littérature habituelle pour dire qu’il s’agit
bien toujours d’un usage pleinement déictique : ses effets de sens sont
donc fondés sur la deixis temporelle, mais s’appliquent à l’argumentation
par un mécanisme en quelque sorte de transfert naturel de la temporalité
référentielle à celle du déroulement de l’énonciation.
Toutefois cette explication ne rend pas compte de la différence entre (8),
effectivement traitable de la sorte, et (6) et (7) qui introduisent un effet
argumentatif de contraste. En (8), nous observons simplement
l’introduction d’un nouveau topique sans préjuger des conclusions ame-
nées par le contexte gauche, tandis qu’en (6) et (7) au contraire, il peut
certes y avoir un changement de topique, mais c’est surtout les conclusions
possibles amenées par le contexte gauche qui sont évaluées en regard d’un
nouvel élément jugé plus important, d’où la relative similitude avec un
mais ou un cependant. Nous y voyons donc un effet de contraste au sens
plein du terme.
L’autre hypothèse à notre disposition est que maintenant peut prendre cette
valeur argumentative non pas pour des raisons conceptuelles liées à la
temporalité de manière générale, voire à la deixis de manière générale,
mais parce que cette expression encode linguistiquement la possibilité de
cet enrichissement de sens. En d’autres termes, maintenant encoderait une
procédure interprétative qui conduirait, à certaines conditions contex-
tuelles, à l’inférence d’un contraste, à cause d’une composante de sens qui
n’est pas déictique en soi mais qui concerne quelque chose comme la rup-
ture d’avec le plan d’énonciation précédent.
1
Sur la différence que nous posons entre les usages discursifs et argumentatifs,
voir Saussure (sous presse).
6. 6 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
On pourrait considérer que cette rupture est en fait une conséquence natu-
relle de la notion même de deixis présente. Toutefois, plusieurs arguments
nous dissuadent d’adhérer à cette hypothèse. En particulier, nous consta-
tons la non-commutabilité de maintenant dans ces exemples avec d’autres
expressions déictiques présentes en français, d’une part, et l’impossibilité
de déclencher ces effets avec les substituts habituels de maintenant dans
d’autres langues.
Il est par exemple aisé de remarquer (cf. aussi à ce sujet Saussure 2008)
que maintenant n’est pas commutable par d’autres expressions renvoyant à
la temporalité présente (la stellarisation concerne l’usage argumentatif et
non temporel) :
(9) On sait qu’ils se voient souvent. *En ce moment, on ne sait pas
s’ils sont amants.
(10) On sait qu’ils se voient souvent. *A présent, on ne sait pas s’ils
sont amants.
(11) On sait qu’ils se voient souvent. *Actuellement, on ne sait pas
s’ils sont amants.
(12) On sait qu’ils se voient souvent. *Au moment où je vous parle, on
ne sait pas s’ils sont amants.
(13) On sait qu’ils se voient souvent. *En cet instant, on ne sait pas
s’ils sont amants.2
Dans les cas ci-dessus, en effet, le situeur temporel déictique présent ne
remplit pas l’office argumentatif d’un maintenant. Autrement dit : la partie
qui permet à maintenant de fonctionner comme connecteur argumentatif
est encodée, et n’est pas du simple ressort d’un enrichissement pragma-
tique standard sur la base d’une ressemblance intuitive entre le déroule-
ment des événements non énonciatifs et celui des événements énonciatifs.
Les exemples ci-dessus forcent en effet une lecture temporelle, pourtant
faible en pertinence en contexte neutre.
2
Il y a un cas qui fait exception et qui nécessiterait un traitement en détail, celui
de en même temps, qui signale la coexistence de deux situations ou arguments pa-
radoxaux.
7. Deixis temporelle argumentative 7
L’analyse contrastive donne des résultats variés. L’anglais préfère très
nettement yet (la variante de source germanique), now étant jugé sensible-
ment moins plausible dans cette construction voire carrément impossible
par nos informateurs :
(14) We know they see each other often. Yet we don’t know whether
they are lovers or not.
(15) We know they see each other often. ?Now we don’t know
whether they are lovers or not.
Si l’on tient now pour un bon équivalent de maintenant en ce qui concerne
ses propriétés temporelles et déictiques, alors il devient difficile de main-
tenir que ce sont ces propriétés qui déterminent la possibilité d’emploi
argumentatif.
Le cas de l’italien est plus intéressant encore pour montrer que de tels ef-
fets ont de bonnes chances de comporter un déclenchement largement co-
dique. C’est ce que nous allons observer maintenant.
3. Le cas de l’italien : ora et adesso
Tout comme en français, ora en italien présente des emplois non tempo-
rels, qui entretiennent avec le signifié temporel un rapport particulier qui
mérite d’être analysé. Il existe en italien, pour activer une référence déic-
tique au moment présent, deux expressions temporelles apparemment
équivalentes: ora et adesso. Si le premier facteur de discrimination entre
les deux formes paraît être leur distribution diatopique, ora reste la forme
statistiquement dominante. Les raisons de déséquilibre pourraient avoir
différentes origines. Par exemple, très banalement, l’extension géogra-
phique de cette forme pourrait être plus vaste. Un rôle fondamental est
certainement joué par le fait que ora est la forme toscane de la deixis pré-
sente, avec tout ce que cela comporte en termes de prestige linguistique, de
diffusion littéraire et par conséquent de diffusion même parmi les sujets
parlants qui trouvent dans leur variété d’italien la forme adesso. En outre,
il faut rappeler qu’en italien il existe le substantif ora qui, inévitablement –
malgré la distance catégorielle et sémantique – rend cette forme (et tou-
jours avec référence temporelle) familière aussi aux oreilles des parlants
qui n’utilisent pas ce déictique temporel. En conclusion, il faut rappeller
l’existence de locutions temporelles telles que or / ora (‘tout à l’heure’, ‘il
8. 8 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
y a un moment’), ou de corrélatifs comme ora ... ora (‘tantôt...tantôt...’)
qui encore une fois témoignent de la diffusion, en dehors du domaine stric-
tement déictique du présent, de la forme ora par rapport à la forme adesso,
qui paraît par contre limitée à cet emploi.
Parmi ces autres emplois du déictique présent, on va observer de plus près
deux cas particuliers, strictement liés entre eux : celui de la deixis discur-
sive et celui de son emploi plus strictement argumentatif. Dans les deux
cas la forme ora est dominante3, aussi bien au niveau statistique que
d’après les jugements des parlants. (16) et (17) illustrent ce point:
(16) Questo studio presenta numerose lacune di ordine teorico; ora,
non è certo per questo che smetteremo di farlo leggere agli
studenti.
Cette étude présente de nombreuses lacunes d’ordre théorique;
maintenant/or ce n’est certes pas pour cela que nous arrêterons
de la faire lire aux étudiants.
(17) ? Questo studio presenta numerose lacune di ordine teorico;
adesso, non è certo per questo che smetteremo di farlo leggere
agli studenti.
Il nous paraît intéressant de décrire le fonctionnement de ora dans ces em-
plois argumentatifs, en essayant donc de saisir un aspect particulier de
l’une des deux formes de la deixis temporelle présente en italien. Il est
évident que la capacité à assumer aussi un rôle structurant dans la cons-
truction du discours ne pourra pas être expliquée seulement en termes
d’enrichissement, par exemple métaphorique, à partir de la deixis tempo-
relle, parce que cette description ne serait pas complètement explicative,
notamment face à la difficulté d’élargir ce processus d’enrichissement
pragmatique à d’autres expressions (telles que la forme déjà citée adesso
3
Bien que cette dominance soit très différente d’un cas à l’autre. En effet, si dans
l’empoi métalinguistique-discursif du déictique les deux formes sont fréquentes et
parfaitement acceptées, dans l’emploi argumentatif il ne s’agit plus d’une simple
majorité mais d’une préférence nette des locuteurs pour la forme ora et d’une
fréquence statistiquement peu significative de la forme adesso. Cette observation
mériterait d’être intégrée par une étude de corpus plus approfondie, car il semble
bien qu’adesso soit entré dans la langue parlée (dans les zones géographiques
concernées par cette forme) aussi comme forme argumentative, souvent soulignée
par un relief prosodique marqué.
9. Deixis temporelle argumentative 9
ou des locutions comme in questo momento ‘en ce moment-ci’, etc., cf.
supra).
Nous rappelons encore que ces emplois de ora sont typiquement associés à
la langue écrite, ou plutôt contrôlée, dans laquelle la structure en étapes de
l’exposition du raisonnement est rendue visible de manière linguistique-
ment claire. Les deux emplois, « métaphoriquement déictique » et « argu-
mentatif », qu’on aborde ici en les assimilant en partie, sont en réalité con-
ceptuellement distincts.
Reprenons maintenant le discours à partir de l’emploi temporel des deux
formes italiennes : ora et adesso. Comme nous le voyons dans les
exemples (18) et (19), les deux expressions sont parfaitement équivalentes,
et renvoient déictiquement au moment présent (avec l’habituelle flexibilité
contextuelle dans la détermination du segment temporel considéré comme
« moment présent ») :
(18) Chiamami più tardi; adesso non ho tempo.
Appelle-moi plus tard: maintenant je n’ai pas le temps.
(19) Chiamami più tardi; ora non ho tempo.
Nous pouvons comparer à ces exemples deux énoncés comme (20) et (21),
qui illustrent le premier des deux emplois qui nous intéressent, et qui ne
sont pas temporels mais, dans ce cas tout du moins, le résultat d’un trans-
fert à partir de la temporalité4:
(20) Ora passiamo all’analisi del secondo esempio.
Passons maintenant à l’analyse du deuxième exemple.
(21) Adesso passiamo all’analisi del secondo esempio.
4
Comme toujours des expressions telles que “emplois dérivés” présupposent une
dérivation directe de l’emploi temporel au non temporel. Nous rappelons que ceci
n’est pas le cas pour tous les emplois considérés ; une analyse qui partirait de ce
présupposé fausserait inévitablement la description sémantique de l’expression
considérée. Nous nous permettons ici l’emploi de cette expression dans la mesure
où nous sommes en face, en l’occurrence, d’ usages métaphoriques, où l’aspect
déictique est présent même s’il est ancré dans une temporalité interne au discours.
10. 10 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
Dans ces deux énoncés nous voyons que les deux formes produisent des
effets assimilables5, et que, si elles étaient imaginées dans un contexte
diamésique de langue parlée, dans lequel le temps du discours au présent
est presque toujours simultané au temps réel, extra-linguistique, elles ne
seraient pas perçues comme métaphoriques, mais comme directement déic-
tiques. Il est évident que cela n’empêcherait pas de voir dans l’explicita-
tion du renvoi à des moments temporels où les phases du discours se for-
ment et commencent, une tentative de structuration qui connoterait contex-
tuellement de toute façon, même oralement, ces emplois de la deixis tem-
porelle comme fortement discursifs.
Considérons maintenant le second emploi mentionné, celui qu’on a appelé
« argumentatif » :
(22) […] Ora, se passiamo all’analisi del secondo esempio vediamo
che la nostra ipotesi dovrà essere modificata.
Maintenant/or, si nous passons à l’analyse du deuxième exemple
nous voyons qu’il faudra modifier notre hypothèse.
(23) ? Adesso, se passiamo all’analisi del secondo esempio vediamo
che la nostra ipotesi dovrà essere modificata.
Les deux énoncés en 22 et en 23 pourraient être décrits comme des
exemples de la zone de frontière entre les deux usages, discursif et argu-
mentatif. En effet, le glissement possible de l’un à l’autre est bien évident
dans ces exemples : dans un cas on pourrait interpréter les deux formes
déictiques selon la description qu’on a proposée pour les énoncés précé-
dents, c’est-à-dire comme des marqueurs de structuration linéaire du dis-
cours, tandis que dans l’autre la composante pseudo-temporelle serait ab-
sente, un lien plus ou moins net d’opposition avec le cotexte précédent se
formant alors. Dans ce dernier cas, comme on l’a plusieurs fois suggéré, le
choix entre les deux formes ora et adesso n’est plus aussi libre, et une
grande partie des locuteurs a tendance à rejeter la variante avec la forme
adesso. Rappelons en outre que si la première interprétation est possible
5
Comme nous l’avons suggéré précédemment, il n’est pas exclu que la préférence
accordée à la forme ora dans ces cas métaphoriques soit explicable par des raisons
de registre: comme la structuration du discours en moments temporels successifs
et son explicitation appartiendrait à un niveau de langue plutôt contrôlé, même le
locuteur qui dispose de la forme adesso pourrait préférer la forme ora parce qu’il
la perçoit comme plus élevée et plus prestigieuse linguistiquement.
11. Deixis temporelle argumentative 11
aussi pour les exemples (22) et (23), en réalité la position initiale et externe
de ora est beaucoup plus compatible avec la seconde. L’emploi déictique
discursif, en effet, semble partager avec l’emploi temporel canonique éga-
lement certaines caractéristiques syntactico-prosodiques, en particulier les
caractéristiques de position et d’intégration. De ce point de vue, l’emploi
argumentatif se révèle nettement plus marqué par rapport aux deux autres.
Il faut maintenant nous interroger sur le rapport qu’entretiennent entre eux
ces deux différents emplois de la forme ora, et sur la possibilité
d’identifier une composante commune. Dans le cas de la deixis présente,
par exemple, nous nous trouvons en face d’une entité linguistique capable
de s’ancrer dans un instant temporel de la réalité extra-linguistique, et de
renvoyer à celle-ci. Cet aspect déictique caractéristique de ora est-il con-
servé dans les usages non temporels ? L’emploi métaphorique est-il à as-
similer plutôt à l’emploi temporel ou à l’emploi argumentatif ? Existe-t-il
une progression sémantique de l’un à l’autre de ces trois emplois ?
Dans un cas tout du moins, celui des emplois discursifs, une composante
déictique est certainement présente. Si la forme linguistique ne renvoie
plus à un moment temporel précis, nous avons tout de même pu observer
que la capacité à renvoyer à un point d’un paradigme progressif, plus pré-
cisément à un présent non plus situationnel, extralinguistique, mais discur-
sif, propre à la temporalité fictive ou métaphorique de la construction du
discours (ora signifierait donc, dans ces cas-là, ‘à ce stade du discours’
plutôt que ‘à ce moment-ci’) est conservée. Le renvoi à ce présent discur-
sif, à un moment de l’élaboration du discours, comporte une rupture avec
le cotexte précédent, particulièrement soulignée dans les emplois argumen-
tatifs, où l’émargination syntaxique et prosodique à gauche, par exemple,
ou bien l’impossibilité d’avoir une coordination6, aident dans l’indication
d’un nouveau début discursif non intégré à ce qui précède. On dira donc
que ora a la faculté de créer une clôture du cotexte précédent, y compris
toutes les inférences pertinentes ou potentiellement pertinentes qu’on peut
en tirer, et de marquer le passage à une nouvelle phase discursive, un
6
Par exemple: Ho cercato di dimostrare che il ferro possiede questa proprietà. *E
ora, /Ora, è certamente possibile che non tutti i metalli si comportino allo stesso
modo. (« J’ai essayé de démontrer que le fer possède cette propriété. Et mainte-
nant, il est certainement possible que tous les métaux ne se comportent pas de la
même façon »). Nous remarquons par contre que la coordination est possible avec
allora (alors), expression temporelle qui présente aussi un emploi discursif et un
emploi argumentatif (mais conclusifs).
12. 12 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
changement d’étape dans la construction du discours. La progression tem-
porelle activée par le déictique présent, qui signale un moment temporel en
progression entre la phase précédente et celle ouverte par le moment pré-
sent, aurait d’une certaine façon une correspondance non temporelle dans
la progression “expositive” de ces emplois de ora.
Notre hypothèse sera que la forme ora en emploi argumentatif signale
justement ce changement de phase discursive, cette nouvelle étape dans
l’exposition du discours, en réactualisant, grâce à son pouvoir déictique,
tout le cotexte précédent pertinent. À partir de cette hypothèse il est pos-
sible d’imaginer que le fait de signaler l’ouverture d’une nouvelle phase de
l’argumentation (ou de signaler une phase temporelle présente pour les cas
temporels) puisse obliger à interpréter (ou pousser fortement l’interpréta-
tion dans cette direction) cette nouvelle phase comme différente de la pré-
cédente. Typiquement, on peut s’attendre à ce que ce changement se mani-
feste par une opposition.
(24) Il sintagma è messo in una posizione di primo piano. Ora un tal
rilievo mal si adatta all’architettura logica che si vuol trasmettere.
Le syntagme est mis en position de premier plan. Or/maintenant
un relief de ce genre d’adapte mal à l’architecture logique qu’on
veut transmettre.
(25) ? Sto sonnecchiando sul divano. Ora mi riposerei volentieri.
Je sommeille sur le canapé. Or/maintenant je me reposerais vo-
lontiers.
(25b) Sto scrivendo un capitolo della tesi. Ora mi riposerei volentieri.
Je suis en train d’écrire un chapitre de ma thèse. Or/maintenant
je me reposerais volontiers.
Nous observons ici que même dans les cas temporels, l’idée de rupture par
rapport à une phase précédente ou d’ouverture d’une nouvelle phase (tem-
porelle, ici, expositive-argumentative en (24)), facilement en opposition
avec la précédente, semble dominante.
Considérons maintenant l’exemple suivant :
(26) L’opinione diffusa è che si tratti di uno strumento pericoloso.
Ora, questa idea è stata facilmente smentita da nuovi studi scien-
tifici.
L’opinion commune est qu’il s’agit d’un instrument dangereux.
13. Deixis temporelle argumentative 13
Or/maintenant cette idée a été démentie par de nouvelles études
scientifiques.
En (26), on trouve un autre exemple d’emploi argumentatif de ora dans
lequel le passage d’une phase à l’autre de l’argumentation est bien visible,
ainsi que l’opposition entre les deux phases, qui se crée en l’occurrence au
niveau même des contenus propositionnels. Jusqu’à maintenant, nous
avons parlé du rapport d’opposition comme d’une manifestation prototy-
pique du changement de phase discursive-argumentative. Il est possible,
toutefois, de se demander si la création plus ou moins forte d’un contraste
soit la seule modalité compatible avec la nécessité de ora de signaler le
passage à une nouvelle phase de l’exposition discursive. Pour vérifier la
possibilité que les contenus des deux propositions soient différents mais
co-orientés argumentativement, nous proposons ici quelques exemples
manipulés qui permettent d’illustrer ces caractéristiques :
(27) (?) Il sintagma è messo in una posizione di primo piano. Ora un
tal rilievo è perfettamente coerente con l’architettura logica che
si vuol trasmettere.
Le syntagme est mis en position de premier plan. Or/maintenant
un relief de ce genre est parfaitement cohérent avec l’architecture
logique qu’on veut transmettre.
(28) L’opinione diffusa è che si tratti di uno strumento pericoloso.
Ora, questa idea è stata dimostrata da numerosi studi scientifici.
L’opinion la plus répandue est qu’il s’agit d’un instrument dan-
gereux. Or/maintenant cette idée a été démontrée par de nom-
breuses études scientifiques.
(29) ?L’opinione diffusa è che si tratti di uno strumento pericoloso.
Ciò detto, sappiamo che questa idea è stata dimostrata da nume-
rosi studi scientifici.
L’opinion la plus répandue est qu’il s’agit d’un instrument dan-
gereux. Ceci dit, nous savons que cette idée a été démontrée par
de nombreuses études scientifiques.
Les exemples (27) et (28) montrent deux séquences de propositions co-
orientées plus ou moins acceptables qui paraissent démontrer le caractère
non systématique (et, par conséquent, son absence de la sémantique de
base de ora) de l’opposition. En réalité, en observant plus attentivement les
14. 14 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
deux exemples, on voit que dans le premier cas la présence de ora impose
pour son interprétation l’activation d’une proposition – présente dans le
cotexte précédent ou suggérée par celui-ci – qui ait un contenu en contraste
avec ce qui est exprimé par la proposition introduite par ora. L’opposition
serait donc présente, mais n’aurait pas comme deuxième terme l’énoncé
directement précédent mais plutôt une portion de texte (ou une inférence
qui en découle) plus éloignée. Dans l’énoncé (28), par contre,
l’acceptabilité se trouve encore plus facile à expliquer : ceux des segments
qui pourraient paraître co-orientés, en effet, peuvent être lus comme oppo-
sés. En particulier la présence de deux éléments permet de trouver un plan
sur lequel il est possible d’opposer les deux propositions, c’est-à-dire les
expressions « opinion commune » et « études scientifiques ». Parmi les
inférences qu’il est possible de tirer de la première expression, il y a en
effet celle, par exemple, qui limite le crédit d’une opinion commune, et
donc sa validité et son acceptation. Nous remarquons à ce propos qu’une
structure logique, à l’intérieur de laquelle ora se manifeste avec une fré-
quence sensible, est la structure oppositive du type: p. ora, q, ma r. Cette
configuration fait en sorte qu’on trouve souvent des séquences qui mon-
trent une progression linéaire de deux éléments co-orientés liés par ora,
mais en réalité ora a pour tâche d’introduire tout le parcours q, ma r, avec
une prépondérance argumentative de r (parcours qui est donc anti-orienté
par rapport à p). Nous observons rapidement ici que l’expression ciò detto
(ceci dit) semble demander plus souvent une structure concessive de ce
genre et semblerait ainsi caractériser l’opposition en termes de limitation
du premier élément plutôt que de contradiction radicale (en réalité les ju-
gements à propos d’une locution comme ciò detto se révèlent particulière-
ment compliqués à exprimer, étant donnée la transparence sémantique de
l’expression, qui porte souvent à la re-sémantisation, en rendant trop vague
la frontière entre signifié littéral compositionnel et fonctionnement gram-
maticalisé de la locution).
Considérons maintenant ces trois suites possibles à partir de l’énoncé pro-
posé en (30) :
15. Deixis temporelle argumentative 15
(30) Ci si potrebbe immaginare a questo punto che le cause di questo
fenomeno siano sintattiche.
On pourrait imaginer à ce moment-là que les causes de ce phé-
nomène sont syntaxiques.
(31a) Ora, l’analisi della configurazione sintattica degli enunciati
esclude questa possibilità.
Or/maintenant l’analyse de la configuration syntaxique des
énoncés exclut cette possibilité.
(31b) (?) Ora, l’analisi della configurazione sintattica degli enunciati
lo conferma.
Or/maintenant l’analyse de la configuration syntaxique des
énoncés le confirme.
(31c) Ora, l’analisi della configurazione sintattica degli enunciati lo
conferma. Bisogna quindi abbandonare l’ipotesi della spiega-
zione semantica.
Or/maintenant l’analyse de la configuration syntaxique des
énoncés le confirme. Il faut donc abandonner l’hypothèse de
l’explication sémantique.
La progression avec (31a), anti-orientée, est parfaitement naturelle et li-
néaire alors que la séquence avec (31b), co-orientée, est plus probléma-
tique. Pourtant il est possible d’en récupérer l’acceptabilité en condition-
nant le contexte interprétatif avec un enrichissement de la séquence
comme on l’a fait en (31c). Cet exemple semble suggérer deux possibili-
tés; d’une part l’éventualité que la portée de l’opposition puisse être très
vaste, et de l’autre que la portée soit, plutôt que vaste, extrêmement péné-
trante et arrive à prendre en considération, comme cotexte gauche (en tant
que terme de l’opposition) non seulement les inférences qui dérivent du
contenu précédent, mais aussi de la modalisation de l’énoncé précédent7.
En conclusion, on peut dire que selon notre proposition la procédure
pragmatique de base de ora en emploi argumentatif réside dans la capacité
à signaler une nouvelle étape dans le raisonnement (normalement pas la
7
Le cas des syllogismes, dans lesquels la deuxième prémisse peut facilement être
introduite par or ou ora, mériterait quelques observations, étant donnée la diffi-
culté apparente de nier la coorientation.
16. 16 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
dernière) qui, en tant que nouvelle et remarquée, est présentée comme
différente par rapport à la précédente. La tâche de ora pourrait être, dans
tous ses emplois, d’expliciter l’existence de la nouvelle phase; le fait
d’expliciter cette nouvelle phase porterait par inférence à l’idée de change-
ment par rapport à un élément précédent (ou, plus rarement, successif); le
changement pourrait être inféré, à partir de cette base et selon le contexte,
temporellement ou argumentativement.
4. Conclusions : retour sur maintenant
Il ressort des observations qui précèdent les points suivants :
a) L’usage argumentatif de maintenant ne résulte pas d’une dérivation
« métaphorique » qui prendrait l’expression de la temporalité extralinguis-
tique (référentielle) pour source et la temporalité de l’énonciation comme
cible. En effet, un tel transfert serait nécessairement conceptuel et non
linguistique et devrait en tant que tel s’appliquer sans restriction aux autres
déictiques présents du français; plus encore, un universel serait implicite-
ment postulé, universel qui devrait donc alors concerner toutes les langues.
b) L’italien présente une variation forte entre adesso et ora, seul ce dernier
autorisant les usages argumentatifs tandis que les deux semblent temporel-
lement interchangeables pour ce qui concerne les emplois déictiques
simples.
c) L’italien ora en usage argumentatif repose sur l’introduction d’un chan-
gement de phase discursive en réactualisant le contexte précédent pertinent
et conduisant à l’inférence d’une opposition.
Il nous reste à formuler quelques remarques supplémentaires à propos de
maintenant et à suggérer quelques éléments en vue d’une procédure inter-
prétative.
Tout d’abord, nous voudrions enchaîner sur la question de l’introduction
d’un changement de phase discursive. Dans Saussure (2008), nous suggé-
rons que maintenant en usage argumentatif repose également sur
l’introduction d’un tel changement. Ainsi, la procédure pragmatique de
maintenant impliquerait la prise en compte de ces deux paramètres: i)
deixis présente et ii) changement (de situation ou de phase discursive).
Dans son usage le moins contraint par le contexte, c’est la deixis présente
référentielle, extralinguistique, qui est déclenchée. Lorsque le contexte
17. Deixis temporelle argumentative 17
rend cette lecture déictique-référentielle non pertinente (au sens de Sperber
& Wilson 1995), seule la composante du changement est alors activée;
comme ce changement ne peut concerner la description d’états de faits, il
est inféré comme portant sur un changement au niveau du discours, le pas-
sage à un autre niveau de la discussion, qui ne modifie pas le topique mais
introduit des éléments qui concernent une conclusion résomptive, c’est-à-
dire portant sur l’ensemble des contenus issus du contexte amont.
Une dernière remarque concerne le changement, qui pourrait sembler au-
tomatiquement déclenché par maintenant. Mais on remarque qu’associé à
un présent de vérité générale, la seule interprétation temporelle qui semble
autorisée par maintenant consiste en une lecture métalinguistique qui im-
plique une non-permanence de l’état. En (32) ci-dessous, la seule lecture
congruente avec les informations encyclopédiques, est celle qui demande
l’accommodation de la portée de maintenant vers la représentation du fait
et non le fait lui-même. Autrement dit, les exigences de pertinence forcent
l’enrichissement d’une forme maintenant x en forme métareprésentation-
nelle maintenant on pense x.
(31) Maintenant, la terre est ronde.
on pensait différemment auparavant / on pensera différem-
ment plus tard.
De la sorte, nous postulerons plutôt que c’est la restriction intervallaire qui
est imposée par maintenant, autrement non-pertinent, plutôt que le chan-
gement, qui est ici nécessaire: au moins l’une des deux inférences pos-
sibles ne porte pas sur un changement par rapport au passé.
A titre d’hypothèse, il semble qu’on puisse même envisager des situations
où maintenant reste temporel mais ne force pas l’inférence d’un change-
ment; cela peut se produire pour signaler à un interlocuteur la validité pré-
sente d’un état, potentiellement ancien et non contrastif avec un état anté-
rieur à l’état présent, si l’état en question n’est pas mutuellement manifeste
(mais une vérité permanente reste exclue en lecture non métalinguistique,
pour les mêmes raisons d’intervalle):
(32) Maintenant, il fait beau, nous sommes en pleine promenade (au
téléphone).
Un énoncé comme (32) nous semble pouvoir être produit pour décrire une
situation qui peut ne pas servir à communiquer la rupture (par ailleurs for-
cément nécessaire avec des états non permanents, étant donnée la nature
18. 18 LAURA BARANZINI; LOUIS DE SAUSSURE
du temps) avec une situation antérieure. Ainsi, lorsque le changement se
produit, c’est-à-dire presque toujours, il est une inférence contextuelle
déclenchée par maintenant comme surcroît d’effet de la deixis présente,
effet qui est très généralisé. Ainsi, si le changement n’appartiendra pas
pour nous à la sémantique fondamentale de maintenant, il sera tout de
même inscrit dans la procédure d’enrichissement pragmatique encodée par
ce déictique : en effet, il n’est pas prévisible sur la base de la deixis pré-
sente en tant que telle, mais apparaît dans les conditions habituelles d’em-
ploi temporel.
Une étude sur corpus devrait permettre de documenter davantage les di-
vergences contrastives que nous avons observées ici.
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